« Eh, là, le voilà/ L’inspecteur Gadget/ Ca va être la joie/Au nom de la loi/ Moi, je vous arrête »
Mais qui donc est l’inspecteur Gadget ? Qui ou quoi, car sa nature d’être humain ne va pas de soi. Nous pourrions répondre : la personnification d’une antinomie, celle d’un corps métamorphosé par les greffes multiples qui y ont été opérées, mais d’un esprit affecté d’une naïveté confondante qui pourrait presque réduire à néant l’efficacité et la profusion des instruments techniques dont il dispose : gadgeto-chapeau, gadgeto-échelle, gadgeto-scanner, gadgeto-sous-marin. La liste des outils greffés sur son corps et qui confèrent à celui-ci le statut de support fantastique autant que fantasmatique de toutes les créations techniques de l’homme, est infinie. Ces outils se découvrent au gré des situations délicates que l’inspecteur affronte dans sa lutte contre l’ignoble Docteur Gang qui s’est promis de contrôler la terre entière.
Une technique sans maîtrise (là où Descartes distinguait au contraire dans le développement des facultés techniciennes de l’être humain le moyen de « devenir comme maître et possesseur de la nature ») ; une âme dépourvue du savoir de son corps dont il n’a pas même idée lui-même (mais il est vrai que Spinoza, dans l’Ethique , s’appuiera sur l’exemple du somnambule pour défendre l’idée que nul ne sait ce que peut un corps puisque le corps est le lieu provisoirement opaque à l’effort de connaissance humain) : en somme, l’inspecteur Gadget incarne l’énigme de l’ambivalence anthropologique. Qu’est-ce qu’un humain, en effet, sinon cet alliage de faiblesse et de puissance, de précarité et de domination, de naturel et d’artificiel. Tout ceci réuni en un seul être qui a la lourde tâche d’assumer ces contradictions, à commencer par celle de n’être pas même humain.
A dire le vrai, cette amphibologie structurelle, cet oxymore existentiel et technique, nous en trouvons déjà une analyse des plus précises chez Aristote. Et ceci, fait de l’Inspecteur Gadget le disciple le plus appliqué du fondateur du Lycée.
« En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils » : dans un ouvrage intitulé Parties des Animaux, Aristote insiste sur le fait suivant : l’intelligence est d’emblée signifiée par la maîtrise technique, c’est-à-dire par la puissance opérative qui permet à l’homme de créer des outils qui lui serviront à la recréation permanente d’une Nature à sa propre dimension.
Mais Aristote ne s’arrête pas là et l’exemple qu’il donne de cet parfaite maîtrise a de quoi surprendre :
« […] la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné de loin l’outil le plus utile, la main. »
Quoi de plus éloigné de toute prouesse technologique que la main, simple produit de la nature en l’homme ? Mais cette simplicité n’est que de façade, car le moment venu, la main se découvrira naturellement polymorphe :
« Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut-être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir ».
La main est un méta-outil qui peut se transformer en n’importe quel outil. Elle est l’outil de tous les outils.
Alors, notre hypothèse qui fait de l’inspecteur Gadget un disciple fidèle d’Aristote se comprend mieux peut-être. La multiplicité des outils que son corps recèle et qui semblent faire de lui un robot plus qu’un humain, cette profusion le situe au contraire plus que jamais du côté de l’humanité, laquelle est capable par le seul usage de cet outil amovible qu’est son membre antérieur doté d’un pouce opposable de surpasser technologiquement toutes les inventions techno-scientifiques les plus hardies.
Alors, cette même hypothèse confère aussi un statut proprement naturel et humain et non plus artificiel et factice à ce cyber-policier qu’est l’inspecteur Gadget.
Inspecteur Gadget, mon semblable, mon frère.
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Retrouvez cette chronique en podcast dans l’émission de Philorama consacrée à la philosophie en entreprise.
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