On a découvert Thierry Marignac avec Renegade Boxing Club et Milieu hostile et on garde de ces romans le souvenir d’une langue capable d’emporter très loin. La lecture de l’anthologie Des Chansons pour les sirènes a confirmé tout le bien qu’on pensait de cet auteur et elle nous a donné envie d’en savoir plus sur la poésie russe, la traduction, l’écriture… On est donc parti à la rencontre de Thierry Marignac qui a accepté de répondre à quelques questions.
Paul Art : Comment est né le projet de cette anthologie ?
Thierry Marignac : Il est né de la passion que j’avais pour les poèmes d’Essenine, de cette routine à laquelle je me suis contraint d’en traduire de temps en temps, comme un exercice, passion qui a débordé sur d’autres poètes puisqu’après m’être forcé à la rime, j’ai découvert bien des paysages, d’une langue l’autre.
PA : Vous écrivez dans votre introduction aux poèmes de Natalia Medvedeva : « Tous les Russes sont poètes, et l’écrasante majorité des poètes est constituée de casse-burnes à expédier au goulag régime sévère pour les empêcher d’écrire, toutes nationalités confondues. » Qu’est-ce qui, selon vous, sauve ces trois poètes ?
TM : Vous avez relevé cette saillie post-punk, comme dit un de mes amis. Il me semble, en effet, qu’en ces domaines pour restaurer un brin de sacré, matière première de la poésie, on se doit de commencer par être sacrilège. Chacun de ces poètes, qui sont un choix purement subjectif et arbitraire de ma part, est sacrilège, du point de vue contemporain, c’est à dire bigot bien-pensant, vulgarité des causes justes. Essenine par sa simplicité aveuglante, Tchoudakov par son chiffrage de schizo, Natacha ( la seule que j’ai connue personnellement) par sa spontanéité de femme sans compromis.
PA : Puisque vous évoquez Natalia Medvedeva, pourrait-on aller jusqu’à la qualifier de « fauteuses de trouble »?
T. M. : Disons que dans le genre « fauteuse de troubles », Natacha — qui n’avait pas un gramme d’idéologie féministe dans tout son grand corps — se posait un peu là. Les petites Parisiennes qui revendiquent alors qu’elles ont déjà tout, j’attends encore qu’elles montrent un centième de son indépendance et de son audace.
PA : Vous avez déjà traduit un grand nombre de romans : l’expérience de cette anthologie a-t-elle été différente ? Faites-vous notamment une différence, pour ce qui concerne votre approche de la traduction, entre le travail sur un roman et le travail sur un poème ?
TM : Ayant traduit entre 70 et 80 romans, j’ai dû (merveille de la traduction) m’adapter à une multiplicité de styles, très utile pour s’attaquer à la poésie, par essence plus subjective. Les contraintes de la rime ( je ne sais plus qui m’a conseillé ça, grâces lui soient rendues !…) et, dans une moindre mesure, de la métrique, m’ont beaucoup aidé. En poésie, une liberté plus grande à l’interprétation ouvre des espaces nouveaux.
PA : “Traduttore, traditore” : on rappelle souvent aux traducteurs cette célèbre expression. Lui reconnaissez-vous, tout d’abord, en tant que traducteur et en tant qu’auteur, une part de vérité?
TM : Uniquement dans la mesure où l’on peut considérer qu’un interprète est un traître. Il l’est forcément. On ne peut donner qu’une bonne copie de l’original comme disait Bruce Benderson qui fut en son temps un de mes auteurs fétiches. Mais que seraient (en musique par exemple) les grands compositeurs sans leurs grands interprètes ?…
PA : Et le risque de trahir (si tant est que ce soit un risque) n’est-il pas plus grand quand on s’attaque à de la poésie?
TM : Toutes les traductions encourent ce risque. Pourtant, elles ont leur utilité. Je dirai que la traduction libérale, par opposition à la traduction littérale, qui nous est imposée et particulièrement dans le domaine anglo-saxon, puisque plus personne ne sait écrire le français sans anglicisme, s’impose encore plus en poésie.
PA : Retrouve-t-on, dans la poésie russe les règles de versification qui sont celles de la poésie française et que vous utilisez d’ailleurs souvent dans vos traductions ? En d’autres termes, les armes des poètes russes sont-elles les mêmes que celles qui ont longtemps été utilisées par les auteurs français ?
TM : Franchement, je ne sais pas. Je suis autodidacte et me sers de ce que je connais. Je n’ai suivi aucune formation, en dehors de celles que je me suis imposées. Ce que je vois en poésie russe, c’est une spontanéité que je ne vois plus nulle part dans la ragougnasse occidentale.
PA : Dans le texte qui conclut cette anthologie, Daniel Mallerin écrit : « le lecteur des romans noirs de Marignac […] verra dans ce livre comme la ligne d’arrivée – provisoire – du marathon entamé par l’auteur depuis quelques années ». Pouvez-vous nous en dire plus sur ce « marathon » : quel lien unit par exemple vos romans noirs, comme Renegade Boxing Club ou Milieu hostile, et cette anthologie ?
TM : Daniel est un vieil ami, fidèle entre tous, mon mentor, et premier éditeur. Il a donc suivi mes aventures dans le monde du livre d’une façon particulière. Je l’ai vécu autrement, c’est à dire d’une façon plus instinctive. Il est de notoriété publique à présent que je suis devenu traducteur suite à ma mise sur liste noire du milieu éditorial après ma provocation inaugurale, mon premier roman, Fasciste. Cette transgression m’ayant valu les foudres du milieu, j’ai trouvé une façon de rentrer par la fenêtre dans le milieu de l’édition, puisque je n’y avais plus droit de cité, n’ayant pas voulu montrer patte blanche. La traduction m’a ouvert des horizons — la matière du romancier étant le langage, on s’ouvrait de nouveaux angles en cherchant ailleurs. Il se trouve que c’est mon genre d’être à la fois curieux, et acharné. La traduction littéraire, comme je la pratiquais, me poussait à voyager, à rencontrer les auteurs, à appréhender leur contexte. Ce qui m’a donné la matière de certains romans comme ceux que vous citez, puisque j’étais romancier avant d’être traducteur, un fait rarement relevé par mes critiques.
PA : Et, pour filer la métaphore, après quoi courez-vous lorsque vous écrivez ?
TM : Où cours-je ?… Sans doute, comme n’importe quel auteur, vers la communication parfaite qui n’existe qu’en rêve.
PA : On pourrait dire que j’arrive un peu après la tempête puisque ce livre est disponible depuis plusieurs mois, mais cela va justement nous permettre de revenir sur la réception de cette anthologie : comment a-t-elle été accueillie par les lecteurs ? On sait que la poésie n’est pas vraiment un genre à la fête dans les librairies…
TM : Il n’est disponible que depuis un mois et demi, ce qui est bien trop court pour savoir. Néanmoins, il semble qu’il soit suffisamment inattendu pour éveiller un certain intérêt.
PA : Et comment cet ouvrage a-t-il été accueilli par la critique ?
TM : Pour l’instant, pas mal. Ce qui ne signifie absolument rien.
PA : Je laisse toujours à ceux que nous recevons le soin de conclure. Alors : le mot de la fin ?
TM : Je répéterai Hugo Bal, membre du groupe Dada originel : Néanmoins tout art véritablement vivant sera irrationnel, primitif et complexe ; il utilisera un langage secret et nous léguera non pas des documents édifiants, mais des documents paradoxaux, 25 novembre 1915.
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