#18 – Troublant été adolescent : Un petit jouet mécanique de Marie Neuser

15 octobre 2012
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Comment parler d’un Petit jouet mécanique sans écraser ce roman ? Comment en restituer l’atmosphère sans se perdre dans les couloirs d’un résumé ? Comment revenir sur l’histoire d’Anna, cette jeune femme qui, dans les premières pages du roman, nous raconte ses retrouvailles lourdes de souvenirs avec la Corse ? Il faudrait expliquer que Marie Neuser a choisi de passer par des chemins escarpés, trop rarement empruntés alors qu’ils ne manquent pas de charme (1)… Après quelques pages, le « je » plonge en effet dans son passé et il se transforme en « vous » pour mieux nous emporter vers l’adolescence. Il faudrait expliquer… Expliquer ? Non… Mieux vaut plonger dans l’histoire d’Anna comme elle replonge dans son adolescence.

« On part.

On part à Acquagento pour deux mois. »

Anna

Imaginez un peu. Du haut de vos « seize ans fébriles », vous aimez l’art sous toutes ses formes, vous rêvez de rencontres, de bitum, de façades et vous voulez vous perdre dans des villes forcément palpitantes. Au lieu de ça, vous suivez encore vos parents dans leur maison secondaire, un étrange hameau enfoui dans des collines corses, à quelques kilomètres de la plage. Acquagento : le rendez-vous de vos étés. Dans cette demeure s’entassent depuis des années les objets les plus inutiles, les plus insolites, les plus dépareillés, si bien que la maison n’en est plus une: c’est un pot-pourri baroque et étouffant. Vos parents, quand l’un ne boit pas et quand l’autre ne joue pas du piano pour éviter de penser un peu, s’affairent consciencieusement sur ces ruines pour leur donner une forme bien particulière. On pourrait rêver plus palpitant comme quotidien. Oh, vous n’êtes pas totalement malheureuse. Vous pouvez vous isoler pour dessiner, ce que vous semblez faire avec un certain talent. Mais vous êtes seule, d’autant que vous êtes une adolescente de la fin des années 80 : vous ignorez encore tout des téléphones portables ou du wifi (2)… Reste que, pour deux mois, la nature vous entoure et vous retient près de vos parents. Vous voudriez être Rimbaud fuguant vers Paris, Londres ou Bruxelles, mais vous êtes Anna.

Hélène

Un jour, un bruit perce le silence. Un bruit de moteur. Une voiture s’approche et elle amène Hélène, une femme de 28 ans, qui, paraît-il, est votre sœur. C’est ce qu’on raconte mais vous avez parfois du mal à le croire tant vous êtes différentes. Petite, elle vous a, au mieux, soigneusement ignorée. Parfois, pour se rappeler à votre bon souvenir, elle vous a gratifiée de quelques coups de griffes, et ces blessures ne sont toujours pas refermées. Vos parents ne comprennent pas pourquoi vous vous tenez si loin l’une de l’autre. « Ils (ont) fait deux filles, non pas deux sœurs. » On vous a tout de même appris qu’il fallait l’aimer cette sœur, l’aimer parce que vous aviez les mêmes parents. Il est pourtant peut-être temps d’accepter qu’on peut ne pas aimer sa sœur.

Mais Hélène, disparue depuis de longs mois, ne vient pas seule : elle amène une petite fille dans ses bagages. Un enfant né en chemin, un enfant qui, dès son premier sourire, vous fait fondre. Vous l’aimez bien cette petite Léa, et, au fond, vous la plaignez sans doute un peu d’avoir votre sœur comme mère. Justement, cette sœur vous intrigue encore un peu plus. Vous n’avez pas une grande expérience des bébés, mais vous trouvez que, tout de même, elle est bien négligente avec sa fille. Il vous semble même qu’elle lui fait courir, presque volontairement, de nombreux risques.Vous tentez d’avertir votre mère, en vain. Vous n’avez que seize ans, vous rappelle-t-on sans cesse. Au fond, vous êtes prisonnière d’un entre-deux qui est celui de l’adolescence : votre esprit s’aiguise mais vous paraissez trop jeune pour être réellement prise au sérieux. Il vous arrive également de douter : vous vous trompez peut-être après tout… vous êtes peut-être victime de cette solitude qui débride votre imagination… Comment le savoir sans aller au bout de votre histoire et de votre confrontation avec Hélène ?

Acquargento

Ce qui est certain, c’est que cet été va vous changer. Lentement d’abord. Par petites touches. Votre vie n’est pas un thriller fait d’une succession endiablée de rebondissements. Le rythme de votre histoire est souvent lent: c’est celui du temps qui semble parfois refuser d’avancer. Vous allez découvrir l’ennui. Au fond, vous avez parfois un petit quelque chose d’Emma Bovary quand vous faites la « découverte horrifiée de la vacuité ». Ce rythme, c’est aussi celui d’Acquargento qui peut tout à la fois vous navrer et vous éblouir. Il y a par exemple cette aurore que vous surprenez alors que vous errez seule autour de votre maison, cette aurore qui illustre à elle seule le mouvement de l’adolescence, un mouvement inexorable, à la fois lent et puissant, éblouissant et douloureux.

« Et soudain, alors que vous tentez de ne pas vous désespérer, une lueur vient vous chatouiller. C’est le soleil tout ensommeillé qui commence à faire des tâches impressionnistes sur les arbres du jardin. Vous vous rendez compte que c’est la toute première fois depuis que vous êtes ici que vous assistez au lever du jour, et quelque chose en vous a l’intention de se laisser légèrement bouleverser. »

Peu à peu, Acquargento devient donc un personnage de votre histoire. Il vous hypnotise parfois, mais qui sait si, au fond, ce charme n’est pas un sortilège ? Vous en venez même à vous dire que si vous avez l’impression de devenir folle, de sombrer dans la paranoïa, le responsable « c’est Acquargento là-haut, c’est l’isolement et les ténèbres, tout le monde devient fou là-haut. »

Alors ? Est-ce Anna qui devient paranoïaque ? Est-ce Hélène qui est dangereuse ? Est-ce Acquargento qui pousse tout le monde à la folie ? Pour savoir pourquoi cet été va déraper, il faut bien entendu aller au bout de ce roman. Mais l’intérêt d’Un petit jouet mécanique tient peut-être moins dans la résolution de l’intrigue que dans l’exploration de cette zone de turbulences propre à l’adolescence, toujours singulière mais tellement universelle.

Un petit jouet mécanique, Marie Neuser, aux éditions L’Écailler.

(1) On se souvient par exemple de Michel Butor mais on pense aussi à Jérôme Leroy qui manie si bien le « Tu » dans Le Bloc.

(2) Mais auriez-vous seulement aimé ça?

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