#17-Richard Fleischer, 1973 : Soleil Vert, ou comment Dieu a abandonné Moïse…

15 septembre 2012
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C’est un vieux film que j’aime bien. Je l’ai vu vers 20 ans, alors que tout le monde m’en avait déjà parlé. Ah ! la scène mythique où Charlton Heston découvre la vérité sur le Soleil Vert ! Et on n’en retient guère que ça, d’ailleurs : l’instant où le devenir sordide de l’humanité s’esquisse sur un tapis roulant, dans le vacarme des machines.

Car c’est bien de l’avenir de l’humanité qu’il est question, tel qu’on pouvait se le représenter en 1973. Situé en 2022, le film reflète les inquiétudes écologistes et n’a, pour cela, rien perdu de son actualité. La planète est surpeuplée, l’organisation de la société repose sur la lutte pour la survie et, surtout, la nourriture est rare : à côté de quelques denrées « naturelles » vendues au marché noir, la population vit des distributions publiques de « Soylent » (Soleil en VF), une tablette de protéines fabriquée à partir de soja ou de plancton. Lorsque l’un des hauts responsables de l’entreprise Soylent est assassiné, un détective opiniâtre, Thorn (Charlton Heston), cherche à comprendre. L’enquête de Thorn permet à Richard Fleischer de montrer le quotidien d’une société très cloisonnée.

Les riches vivent dans des immeubles luxueux, hyper-sécurisés, où ils gaspillent le superflu, tandis que la population de Manhattan se divise entre ceux qui vivent dans un taudis et les autres, qui dorment dans les escaliers. Si on peut reprocher à Fleischer des effets visuels un peu appuyés dans le traitement « sale » de l’image dans toutes les scènes en extérieur, en revanche il joue parfaitement des costumes : tous les personnages pauvres sont habillés des mêmes non-couleurs : sable, gris. L’idée d’une société totalitaire n’est jamais évoquée, mais beaucoup de tenues ressemblent à des uniformes chinois, au col fermé. Du reste, si le film commence sur l’interview télévisée d’un gouverneur, on imagine mal qu’une population si nombreuse puisse être appelée aux urnes : le système de gouvernement d’une telle société reste un mystère, mais il repose sur la violence. Celle des forces de police et de leurs véhicules anti-émeutes ; celle des hommes qui peuvent disposer des femmes, comprises comme « mobilier » attaché aux appartements. En toutes choses, l’être humain est insignifiant.

Le film court vers sa fin : après avoir découvert que le meurtre est lié à la vérité sur la composition du Soylent vert, le vieil associé de Thorn, Sol Roth (joué par Edward G. Robinson, alors en train de mourir lui-même d’un cancer), entre au Foyer (« I’m going Home »), un centre d’euthanasie.

Là, on lui offre de contempler une dernière fois un monde qui n’est plus : le nôtre. Sur la Symphonie Pastorale, le spectateur a l’impression de voir pour la première fois la beauté du monde qui est encore le sien. La mort de Sol, baignée de la musique de Beethoven, est aussi empreinte d’une parole de sagesse qui rappelle que l’Homme, dans la Création, a pour rôle de dominer la terre et de la garder (Genèse 2-15). On pourrait ajouter que son humanité est aussi fondée sur la contemplation du monde : cette affirmation de Cicéron, tirée du Traité sur la Nature des Dieux, et que l’humanisme de la Renaissance avait faite sienne, éclaire la mort de Sol d’une autre lumière. L’Homme n’est plus humain car il ne peut plus contempler ce qu’il a détruit, et Thorn, qui voit clandestinement ces images, en prend alors conscience.

Les trois dernières séquences du film sont fondées sur un contraste sonore : à la Symphonie Pastorale, encore présente à l’oreille du spectateur, succède brutalement la mécanique lancinante d’une usine de traitement, où Thorn découvre la vérité. Les hommes qu’il y croise sont muets : ce sont des employés, vus de loin, réduits à des silhouettes, des fonctions, voire masqués. L’être humain ici n’est qu’un rouage de la machine, avant qu’on ne découvre qu’il est aussi un animal.

Enfin la dernière séquence est de prime abord silencieuse : poursuivi dans la nuit, Thorn se réfugie dans une église transformée en dortoir et surpeuplée. Découvert parmi les corps inertes et les lits métalliques, il parvient à tuer son poursuivant dans les hurlements des sans-logis tirés de leur sommeil. Récupéré par ses supérieurs hiérarchiques, il est évacué pendant qu’il tente de hurler la vérité à la face d’un monde qui ne l’écoute pas. Le film s’achève sur le plan, très souligné, de sa main ensanglantée dressée vers le ciel, avec une insistance presque grossière, cette main fût-elle celle de Charlton Heston.

Auréolé de ses grands succès des années 1950 dans des superproductions bibliques ou historiques (il a été Moïse, avant de côtoyer le Christ dans Ben-Hur), l’acteur a choisi de défendre ses idéaux dans les années 60 et 70 : engagé dans la lutte pour les droits civiques des Noirs Américains, il tourne aussi dans des films relevant du cinéma dystopique, à forte coloration écologiste (outre Soleil Vert, on pense à La Planète des singes). Or on n’engage jamais un acteur par hasard : Sergio Leone le savait bien lorsqu’il a choisi Henry Fonda pour incarner l’ignoble Franck d’Il était une fois dans l’Ouest. Si Heston est Thorn, c’est pour ses positions politiques mais peut-être aussi parce qu’il est l’acteur biblique par excellence. Dans cette église de Manhattan transformée en dortoir, on devine sur le mur du fond une fresque. On la voit mal car la caméra s’y attarde peu, mais on peut la reconnaître : c’est le Jugement Dernier de Michel Ange, peint sur le mur de l’autel de la Chapelle Sixtine, au Vatican. Pour l’anecdote (quoique…) Charlton Heston a incarné Michel Ange en 1965 dans L’Extase et l’Agonie, qui raconte justement la genèse artistique des plafonds de la Sixtine. De cet ensemble de fresques, la plus connue est bien sûr celle qui montre Dieu insufflant à Adam l’étincelle de vie, d’un geste de la main, celle de Dieu répondant à celle de l’Homme. Ainsi, le dernier plan prend son sens : ici, face à la main de l’homme, ensanglantée, il n’y a rien. Charlton Heston est condamné à habiter un monde sans Dieu, sans idéal, voué à la régression, et où l’humain n’existe plus.

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