Asphalte est une jeune maison d’édition indépendante basée à Paris, dont les premiers livres sont parus en 2010. Ces deux dernières années, Estelle Durand et Claire Duvivier, les deux fondatrices, n’ont pas chaumé, publiant plus d’une vingtaine d’ouvrages qui suivent tous l’esprit du label : « littérature urbaine, contre-culture, voyage ». Asphalte pour accompagner le numéro « Ville(s) »… Difficile de faire mieux ! Entretien avec ces deux éditrices qui nous font découvrir leur univers et leur attachement à la ville.
Question bateau avant de nous emmener naviguer sur vos eaux fortes, de Buenos Aires et d’ailleurs : comment a commencé l’aventure asphaltienne ? Aviez-vous dès le début envie de vous nicher dans l’asphalte ?
Claire Duvivier : Elle a commencé autour d’une table de troquet ! Estelle et moi nous sommes rencontrées à la fac, en DESS Édition, et nous avions déjà à l’époque des envies de maison bien à nous. Quelques années plus tard, le temps de prendre un peu de bouteille, tout cela s’est bel et bien réalisé : les envies ne nous avaient pas quittées, le financement et le temps ont été trouvés, et nous nous sommes lancées. L’idée étant de publier les livres qui nous plaisaient à toutes les deux : des fictions urbaines, ancrées dans la pop-culture, bercées par la musique…
La musique rythme en effet vos productions, notamment grâce aux playlists qui accompagnent chacun des ouvrages et que l’on peut retrouver sur votre site internet. Une façon originale de faire entrer le lecteur dans l’univers de l’auteur et de prolonger l’aventure ! Comment se constituent ces playlists ? Les auteurs se prêtent-ils facilement au jeu ?
CD : Nous demandons aux auteurs de les composer et nous leur donnons carte blanche. À eux de voir s’ils préfèrent en faire une bande-originale de l’ouvrage ou partager les morceaux qu’ils écoutaient pendant l’écriture… L’idée, pour nous, est d’offrir au lecteur un moyen de prolonger sa lecture, de rester plus longtemps dans l’univers du roman. Les traducteurs mettent parfois leur grain de sel aussi ! Et les auteurs apprécient l’exercice. Il faut dire que la musique est naturellement très présente dans les romans que nous publions…
Lorsque l’on jette un coup d’œil à votre catalogue (déjà conséquent), on voyage sans cesse, de l’Argentine à la Thaïlande, en se posant de temps en temps en Europe. Comment déterminez-vous ces escales ? Choix délibérés ou belles surprises au fil des rencontres ?
CD : Chaque livre a son histoire… L’Argentine est une surprise, par exemple : des proches nous avaient conseillé d’y jeter un coup d’œil et nous ne nous attendions pas à tomber sur une jeune littérature si bouillonnante de créativité, si proche de ce que nous voulions publier. Résultat, nous publions désormais Félix Bruzzone, Leonardo Oyola, Leandro Avalos Blacha… D’autres titres ont été rapportés de voyages personnels : l’australien Chat sauvage en chute libre, l’allemand À contresens…
La collection « Asphalte Noir » est la parfaite illustration de l’esprit du label, « littérature urbaine, contre-culture, voyage ». Vous avez déjà huit anthologies à votre actif : la dernière en date, Barcelone Noir, est sortie en juin, et la prochaine, Haïti Noir, est prévue pour octobre. Comment a-t-elle vu le jour ?
Estelle Durand : Dénicher cette collection – publiée aux États-Unis par l’éditeur indépendant Akashic Books – a été miraculeux pour nous car cette série d’anthologies était exactement ce qu’on avait envie de faire en France ! Des textes profondément urbains, qui mettent véritablement en scène la ville au lieu de la prendre juste comme une toile de fond. Il faut avouer que nous sommes tombées sur cette collection de façon détournée. Fan de la première heure de Cathi Unsworth et de son premier roman paru en France, Au risque de se perdre, je cherchais ce qu’elle avait écrit d’autre… c’est là que j’ai découvert son Londres Noir chez Akashic, et le reste de la collection. Nous sommes entrées en contact avec l’éditeur et sommes devenues les éditrices françaises de certaines de ces anthologies noires et urbaines. La collection originale compte plus de 60 titres, Asphalte n’en sélectionne et n’en publie que deux à trois par an.
Qu’est-ce qui vous pousse à choisir telle ville plutôt qu’une autre ?
CD : Plusieurs facteurs entrent en compte. Nous choisissons des villes qui parlent au lectorat polar, qui ont une identité très « noire », que ce soit par la littérature ou par le cinéma et les séries télé, par exemple Los Angeles, Londres, Paris. Mais nous essayons aussi de surprendre avec des destinations plus étonnantes, moins connotées, comme par exemple Delhi. Il y a aussi des villes ouvertement « touristiques » comme Barcelone et Rome, l’idée étant que les anthologies peuvent faire office de guides de voyage alternatif !
En parlant de voyage alternatif… Soudain trop tard, coup de cœur et claque littéraire de la rentrée pour Luise Yagreld, offre une vision brute de pomme de Barcelone. Est-ce que les romans que vous choisissez sont aussi l’occasion pour vous de présenter une vision des villes plus réaliste, ou du moins plus éloignée des clichés de carte postale ?
CD : Plus éloignée des clichés de carte postale, en effet, dans le cas du Barcelone de Carlos Zanon. Mais l’idée peut aussi être de montrer diverses facettes d’une ville-monde : Buenos Aires, par exemple, est le décor des Eaux-fortes de Roberto Arlt, avec ses tangos et sa gouaille, mais aussi celui du Golgotha de Leonardo Oyola, avec ses villas miserias (bidonvilles) où règne une violence impitoyable, et du Solarium de Félix Bruzzone, avec ses quartiers fermés haute sécurité pour classe supérieure flippée.
Quant au réalisme, eh bien, les villes imaginaires (ou ré-imaginées) ont aussi leur place dans notre catalogue, avec la New Crúiskeen d’Icelander, la Rome post-apocalyptique de Cinacittà, une Berazachussetts bordélique et envahie par les zombies dans le roman du même nom, et bientôt une très ballardienne cité de verre et de béton dans un ouvrage à venir en novembre : L’Employé de Guillermo Saccomanno…
En globe-trotteuses que vous êtes, avez-vous une ville fétiche/coup de cœur ?
CD : J’adore Hong Kong, Munich, Paris… et je suis récemment tombée complètement amoureuse de Kuala Lumpur !
ED : J’aime les endroits comme La Havane, une ville complètement décatie dont on imagine sans mal le faste passé, Ho Chi Minh-Ville, ou encore Le Cap…
Et votre ville idéale, elle ressemblerait à quoi ?
ED : Une ville foutraque, pas complètement occidentalisée, où l’histoire coexiste avec le progrès, une sorte de laboratoire de ville où tout est sur le point d’arriver. Une ville utopie où les rues, les immeubles, les impasses peuvent donner la possibilité de créer autre chose, d’expérimenter de nouvelles choses en leur sein. Une ville asiatique qui bruisse sans cesse, où l’on peut tout faire à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Et surtout une ville dont les habitants viennent d’un peu partout.
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