#16 Amour et désamour de l’école

15 mai 2012
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Il s’agit du sens même de l’école. Ce à quoi elle sert ; son utilité en terme d’accroissement non point seulement du savoir d’un être, mais de l’être même que nous sommes. L’étymologie est pourtant transparente : scholè renvoie, en grec ancien, à la dimension essentielle du temps libre, du loisir, dont l’homme libre peut se prévaloir, afin de pratiquer les sciences et les arts qui ne cesseront de l’élever au-dessus de la condition animale et constitueront l’essence même de son humanité. Par un curieux renversement, et malgré l’héritage de la Renaissance qui réactualisa cet idéal, il semble bien que nous ayons occulté cet aspect pour ne plus voir dans l’école qu’une institution parmi d’autres, alors qu’avant même d’avoir un sens de cohésion sociale, celle-ci détient d’abord un sens de découverte de soi par la médiation d’un savoir.

« A l’école, on apprend des choses qu’on ne sait pas. »

La pluie d’été de Marguerite Duras est l’un de ces livres qui nous rappellent à cette dimension essentiellement subjective du savoir. Subjective, mais non solitaire : Ernesto, celui qui refuse dorénavant d’aller à l’école, n’est pas seul : il vit en banlieue parisienne au sein d’une famille nombreuse d’immigrés italo-slaves. Avec Jeanne, sa sœur, avec tous les « brothers et sisters » dont il prend soin en même temps que la « mère ».
Seulement voilà, Ernesto n’ira plus à l’école. Il en a pris la décision catégorique lorsqu’il s’est aperçu de l’absurdité logique de se rendre dans un lieu où l’on ne fait qu’apprendre « des choses qu’on ne sait pas ». Ses parents en sont désolés et fiers à la fois ; son instituteur, intrigué et muet face à la logique obstiné de son ex-élève.
Ernesto n’a pas d’âge. Il a « entre onze et vingt ans ». Peut-être plus.
Il part, Descartes moderne, explorer « le grand livre du monde » qui se déploie devant lui : cette campagne qui se transforme en un grand terrain irruptif de barres HLM.
Ernesto a tout compris du monde. Que ses parents sont rois d’Israël – il l’a lu dans la Bible. Qu’ils sont les « brothers et les sisters » et lui en exil permanent.
Il a compris qu’il n’y a nulle raison au monde qui vaille de refuser l’amour qui vient. Fut-il celui d’un frère pour sa sœur. Nulle morale, sinon de convention.
Un livre calciné.
C’est un livre calciné trouvé dans un poubelle qui lui a ouvert les portes du devenir-soi. Qui l’a aidé dans ses découvertes (et qui le mèneront loin, car peut être, à l’heure actuelle, est-il « Professeur de Mathématiques dans une université américaine ? »).
Un livre calciné.
La liberté brûle.
Révolte intime.

La pluie d’été n’est pas un livre. Même calciné. Ce n’est pas d’abord un livre, mais un film, Les enfants (dont un extrait est disponible ici), que Marguerite Duras prolongera en texte ; ce texte qui se métabolisera sous forme d’images. Un film. Le langage de la liberté ne connaît pas la frontière des genres.

Des banlieues, de la liberté, il est aussi question dans Ce n’est qu’un début, documentaire de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier sur l’apprentissage de la philosophie en classe maternelle comme vecteur de socialité.

La vie, la mort, l’amour, la différence, la liberté et le temps qui passe à créer des liens avec l’autre. « En philo, avant de se taper dessus, on parle avec sa bouche » : ce propos de l’institutrice aux enfants de grande section maternelle résume tout l’enjeu de la pratique pédagogique. Mettre à distance la violence. Violence des lieux : une banlieue déshéritée, d’ici ou d’ailleurs. Violence des discours politiques (on se souvient qu’un ancien ministre de l’Education Nationale s’interrogea publiquement : fallait-il que les enseignants qui interviennent en classe maternelle aient accompli cinq années d’études puisque leur rôle se résume à « faire faire la sieste aux enfants et changer leurs couches » ?).

Avant de se taper dessus, on parle avec sa bouche. On quitte la violence du combat pour mettre en œuvre les forces discursives et amicales du débat. Apprentissage de la vie en commun, de soi aussi, doté d’un pouvoir inépuisable : la pensée. Cette pensée qui accompagnera ces enfants tout au long de leurs vie.
Et qui leur assurera probablement de vaincre les forces déprimantes du mépris, cette « passion triste », ainsi qu’eût dit Spinoza, étant attendu qu’une passion triste empêche d’agir, fige toutes les puissances de l’existence. Ces enfants auront donc fait l’apprentissage du dialogue et de la pensée, de toute « passion joyeuse » qui sait mêler la réflexion à l’action.
Car vivre, c’est penser, c’est-à-dire agir.

On pourra approfondir la réflexion sur l’expérience philosophique avec les enfants en écoutant l’entretien que Michel Tozzi, Professeur de Philosophie à Montpellier III et théoricien de la philosophie en école primaire, a accordé à Philorama.

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