#14-Sois belle (ou pas) et… pense !

6 avril 2012
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La coquetterie, un vilain défaut ? « Aliénation, ou chemin vers le bonheur ? Typiquement féminine, ou strictement unisexe ? Consommation futile, ou création ? Expression de sa féminité, ou soumission à des diktats machistes ? », nous demandions-nous il y a plus dun an. Les questions se posent à nouveau aujourdhui à la lecture de Beauté fatale, les nouveaux visages dune aliénation féminine, de Mona Chollet, paru en février à La Découverte.

© Luise Y.

Se faire belle, une attitude à questionner lorsqu’on est un magazine qui se veut féminin et comporte une rubrique « Froufrous »… Faut-il, parce qu’on apprécie de se pomponner ou d’être élégante, parce qu’on peut considérer la mode, la beauté comme des sujets dignes d’intérêt, renoncer à toute réflexion et prise de distance, en décrétant une bonne fois pour toutes qu’ « il ny a pas de mal à vouloir être belle » ? Surtout pas, et c’est à cette réflexion passionnante et salutaire que nous invite Mona Chollet, journalise au Monde Diplomatique et co-fondatrice du site Périphéries, qui avait déjà soulevé ces questions lors d’un colloque sur la coquetterie et dans un entretien paru lan dernier chez les Fauteuses.

De la jupe au voile, des top models à Gossip Girl, en passant par les produits de blanchissement de la peau, les magazines féminins et les blogueuses mode, cet essai stimulant, riche et souvent drôle explore tous les aspects de l’injonction à être belle qui est faite aux femmes dans notre société. Car si les hommes n’échappent pas totalement à cet ensemble de pressions concernant le corps, ce sont bien les femmes les premières visées.

Une industrie florissante

Mona Chollet nous empêche d’oublier que la mode, la beauté, la publicité constituent une industrie. Mettant en évidence l’insolente santé du marché, qui résiste vaillamment à la crise économique qui frappe pourtant presque tous les secteurs, elle rappelle que cette industrie prospère a explosé ces dernières décennies grâce à notre envie d’être belle. Grâce, surtout, à l’injonction qui nous en est faite… Avons-nous le choix, aujourd’hui ? Cette envie, légitime et même assez saine, peut pourtant devenir, pour certaines, un impératif. Un mode de vie et d’existence, une façon d’être au monde. Et c’est là que commence l’aliénation…

Parler d’aliénation, c’est tout de suite risquer de se voir taxé(e) d’extrémisme : « Amorcer une critique de laliénation féminine à lobsession des apparences fait immédiatement surgir dans les esprits le pire cauchemar des essayistes germanopratins : la féministe américaine, char dassaut monté sur des basketspointure 44qui exhibe ses poils aux jambes, passe son temps à se couvrir la tête de cendres en dévidant dune voix caverneuse sa litanie « victimaire » et vous intente un procès pour viol dès que vous la regardez dans les yeux sans son consentement explicite. »

Surtout dans un pays où, d’une part, la galanterie est célébrée comme un trésor national, exception culturelle miraculeuse qui aurait réussi à nous faire échapper à la guerre des sexes tout en préservant l’égalité (on en a d’ailleurs vu la manifestation lors de l’affaire DSK, comme le rappelle l’auteure), et où, d’autre part, l’industrie du luxe et des cosmétiques occupe une part non négligeable du PIB, à travers les fleurons de l’économie française que sont L’Oréal, LVMH, PPR…

Mona Chollet fait référence à de nombreux essayistes (Eve Ensler, Susan Bordo, Laurie Essig, Susan Faludi, Naomi Wolf, etc.) traitant de la question… dont les ouvrages ne sont pas traduits en français. Comme si le sujet de la beauté ne pouvait constituer, en France, un objet d’étude sérieux, comme s’il devait, justement, rester une « affaire de bonnes femmes » ou un délicieux passe-temps innocent qui ne pose aucune question importante. Sans doute parce que la question des rapports entre les sexes en général reste sous-estimée, l’opinion commune étant que l’égalité est un fait acquis, malgré quelques petites broutilles comme les inégalités salariales, qui se résoudront rapidement et presque sans y penser.

© Luise Y.

Sois belle, et reste à ta place

Cet essai est tout autant une étude approfondie, riche d’anecdotes, d’exemples et de références, du complexe mode-beauté et de son expansion actuelle, qu’une analyse passionnante de ce que révèle cette industrie florissante sur notre société. Une société où règne le culte de l’apparence et particulièrement de l’apparence féminine, c’est une société profondément sexiste, et c’est la nôtre.

Pour Mona Chollet et pour d’autres (notamment, Susan Faludi, qui a théorisé cela comme le « backlash », retour de bâton), cette injonction omniprésente faite aux femmes à « assumer leur féminité » en se focalisant sur leur apparence, à exister d’abord et avant tout pour être regardées, est une manière de les remettre à leur place, après les bouleversements des années 1970. Les revendications du féminisme avaient fait vaciller la millénaire répartition des rôles féminin et masculin, et les études de genre ont depuis mis en évidence le caractère construit et culturel de la différence sexuelle. L’importance actuelle de la beauté et des apparences permet de rappeler aux femmes leur rôle traditionnel : plaire, et prendre du plaisir à plaire. « Les conséquences de cette aliénation sont loin de se limiter à une perte de temps, dargent et dénergie. La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter lamour et lattention des autres traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. »

Cette injonction commence dès le plus jeune âge, puisqu’on apprend aux petites filles à se « nettoyer » le visage, à « mettre des crèmes », à porter des soutiens-gorge rembourrés et à participer à des concours de beauté. Culte de la beauté, de la jeunesse, de la fraîcheur… et à l’autre bout, rejet du temps qui passe, à travers liftings et injections de Botox.

Mona Chollet analyse aussi la manière dont l’industrie de la mode parvient à s’imposer insidieusement en brouillant les frontières entre culture, commerce et publicité. Le phénomène des « égéries » (si vous avez déjà ouvert un magazine féminin, vous savez sans doute qu’une égérie, en 2012, n’est pas la muse inspiratrice d’un poète ou d’un peintre, mais une actrice qui a choisi d’être payée pour faire la promotion de l’image d’une marque de cosmétiques), remarquablement analysé dans l’essai, le montre bien : « Alors quil y a dix ou quinze ans, une actrice faisait la couverture des magazines à loccasion de la sortie dun film, désormais, elle a plus de chances dy parvenir en décrochant un contrat publicitaire avec une grande marqueen accédant au statut d« égérie ». [] Dans son édition du 16 mai 2009, lhebdomadaire Elle consacrait des articles à deux actrices : Emmanuelle Devos et Marion Cotillard. Lune jouait dansexcusez du peutrois films en compétition à Cannes ; lautre, donc, dans une publicité. Mais cest la seconde qui avait les honneurs de la couverture »

Une culture ? Ou une promotion du mode de vie des plus riches – la plupart des vêtements et accessoires présentés dans les magazines féminins ne sont accessibles qu’à un dixième environ de la population française – maintenant le commun des mortels dans une fascination anesthésiante, avec l’illusion de pouvoir, un jour, atteindre cet idéal ? Pendant ce temps, on évite de réfléchir au véritable sens des inégalités sociales…

La presse féminine est au cœur de cette pression sociale ; financée par le complexe mode-beauté, à travers la publicité, elle promeut une féminité centrée sur l’apparence, la minceur (l’obsession contemporaine de la minceur fait l’objet d’un chapitre entier de l’essai, en tant que symptôme emblématique et significatif) et la traque des moindres défauts, tout en gratifiant de temps en temps ses lectrices de sujets déculpabilisants du type « Être soi-même » ou « Accepter ses rondeurs », avec une remarquable hypocrisie (hypocrisie dont la presse féminine parvient parfois à s’extraire, comme lorsque le magazine Be donne son avis sur lessai de Mona Chollet : au moins, la position est cohérente !).

Mais il ne faudrait pas faire de cette presse (qui, par ailleurs, a son utilité, en comblant un déficit de représentation médiatique des femmes) la seule responsable, puisqu’elle est secondée, depuis quelques années, par les « blogueuses mode » ; c’est la « fashion démocratisation » (version Elle) ou « aliénation participative » (version Mona Chollet).

Les blogueuses mode incarnent merveilleusement cette aliénation moderne. Souvent moquées sur le web, elles sont souvent aussi caricaturales que pathétiques, photographiant chacun de leurs achats et détaillant par le menu leurs tenues (pardon, « looks ») ou leurs désirs de nouveaux vêtements, bijoux, rouges à lèvres… Beaucoup sont financées par les marques, qui les utilisent pour leur publicité ; certaines sont devenues des stars, comme Garance Doré, qui déclarait sur son blog en janvier 2011 : « du moment que lon met une robe et quelle est photographiée, on ne peut plus la reporter, cest infernal mais cest vrai ». Implacable vérité.

« Si certaines ont la chance dy être complètement insensibles, de nombreuses femmes se débattent avec la myopie consumériste induite par la publicité et les magazines. Leur attitude oscille entre la part de frivolité assumée, la névrose dévorante, la contrariété davoir été arnaquée, lexaspération de se savoir manipulée, dy perdre du temps et de largent. Mais cest une chose davoir la tête encombrée dinformations et de désirs déposés par lindustrie de la mode ou de la beauté. Cen est toute une autre de faire de ce conditionnement sa raison sociale, de se mettre de bonne grâce au service dintérêts commerciaux, daccepter de laisser son pouvoir dachat résumer sa personnalité, de contribuer avec enthousiasme à son propre enfermement », résume Mona Chollet.

© Luise Y.

Souffrir pour être belle ?

« Culte du corps ou haine du corps ? », s’interroge l’auteure, qui analyse les souffrances et destructions que l’on impose à ce corps en voulant l’embellir : épilation, régimes et renoncement au plaisir de la nourriture, blanchiment de la peau (le modèle promu étant toujours, partout dans le monde, celui de la femme blanche, distillant une haine de soi insidieuse chez celles qui n’ont pas cette enviable blancheur), chirurgie esthétique (parfois destructrice pour la santé, bien avant le scandale des prothèses PIP), anorexie…

Cultiver le paraître jusqu’à ne plus être. S’offrir, comme Demi Moore, un « nouveau corps » pour ses quarante ans, ou considérer, comme Cameron Diaz, son corps « comme une voiture ». « Mieux vaut toutefois éviter doublier on la garé : cela peut avoir des conséquences pénibles », commente Mona Chollet. La journaliste propose au contraire, de s’autoriser à vouloir être et pas seulement être belle. Ne pas renoncer au souci d’offrir un spectacle agréable aux autres, mais refuser de s’enfermer dans son corps ; au contraire, en faire le centre d’une ouverture au monde. Désirer au lieu de « désirer être désirée » (Naomi Wolf).

« Lapparence de quelquun se complète toujours dune large part qui est laissée à sa discrétion et qui tient à sa présence, à sa manière de se comporter, de parler, de bouger, de sourireou pas, dagir, de laisser transparaître sa personnalité, son histoire, son attitude face à la vie. Cette part mouvante, insaisissable, tellement liée au physique quon ne peut jamais distinguer clairement ce qui relève de lun ou de lautre, peut soit venir confirmer une beauté ou une laideur morale, soit susciter un intérêt que le physique seul navait pas éveillé, soit, au contraire, dissiper brutalement le respect suscité au premier abord par la beauté. Et cest elle qui est décisive. »

Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages dune aliénation féminine, Paris, La Découverte, 2012, 237 p., 18 €

La réflexion proposée par l’essai se prolonge sur Seenthis avec un compte qui permet de suivre lactualité des thèmes évoqués dans le livre.

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One Response to #14-Sois belle (ou pas) et… pense !

  1. 6 août 2013 at 19 h 25 min

    J’ai lu avec intérêt « beauté fatale » et si je suis d’accord avec la majorité du propos, tout de même, quelque chose m’a beaucoup gêné, outre l’outrance du propos, la charge au vitriol sur « gossip girl » tandis que « sex and the city » est absous pour cause « d’humour », (j’ai toujours trouvé « sex and the city » misogyne et montrant une image des femmes consumériste et matérialiste,)et les accusation de racisme à l’égard du film « la journée de la jupe »,la défense sans complexe du voile. En gros, le voile est féministe car les femmes ne sont pas obligées de « dévoiler la marchandise » (je cite alain badiou, cité dans l’ouvrage) et la société orientale plus féministe que la société occidentale car je ne sais plus quel sultan appréciait d’avoir dans son harem des esclaves intelligentes…pour moi, ces quelques mots décribilisent une partie du propos. Ceci dit la conclusion du livre, « il n’y a pas de mal à vouloir être belle mais il n’y a pas de mal à vouloir être, tout simplement » est évidemment fantastique et à mettre sous tous les yeux.

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