#14-La nature, ou la norme du monde

14 mars 2012
Par

« Le soleil rayonnait sur cette pourriture

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la Grande Nature

Tout ce qu’ensemble elle avait joint »

Baudelaire, Une Charogne.

Cranach L'Ancien, L'Âge d'or

L’Âge d’or

Dans Une Charogne, Baudelaire appréhende la nature pour ainsi dire par la fin : ce qu’elle fait de nous, de nos corps dénaturés par la culture. Il en montre l’imparable puissance décomposante et qui est un démenti définitif à l’illusoire et fantasmatique sur-pouvoir culturel. Dans le registre moral, la vanité humaine (et non seulement féminine) y est condamnée sans appel, tant et si bien que la cruauté n’est pas tant celle de l’amant qui ostensiblement montre à sa « chère âme » ce qu’elle sera après la mort, (« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, /À cette horrible infection ») que celle, plus littérale et immanente, du travail déstructurant de la nature elle-même.

Puissance opérant la terminaison douloureuse et cruelle de toutes choses, la nature comme concept est souvent mobilisée dans sa modalité de norme originelle, à partir de laquelle l’histoire humaine trouvera à se déployer, et l’ordre des choses à se développer. Les fameux c’était mieux avant, Ah, de mon temps… etc., dont la tristesse rabâcheuse prétend à la dignité de critique qu’elle n’a pas, pourraient être poussés à leur degré ultime et paradoxal : car, après tout, il y a toujours eu un avant, un temps passé prétendument meilleur que ce présent que nous vivons. On se plaignait déjà au début du XXe siècle de la « baisse du niveau des élèves » sur le mode du « De mon temps, c’était différent ».

Différent, c’est à dire meilleur.

Alors, poursuivant jusqu’à l’absurde cette remontée du temps, il est loisible d’assigner une propriété absolue à ce temps hors du temps qui n’est plus consigné dans les livres d’histoire. À ce temps mythique où la Nature régnait et réglementait seule le cours des choses et la vie des hommes. Le Paradis, l’Âge d’Or : voilà les productions de cet ordre naturel qui surgit comme pour évaluer tout ce qui a suivi en termes d’histoire humaine. C’est à Georges Canguilhem, philosophe et médecin, que l’on doit l’une des dénonciations les plus efficaces de ce fantasme naturaliste que sont l’Âge d’or et le Paradis terrestre :

« Ces deux mythes procèdent d’une illusion de rétroactivité par laquelle le bien originel c’est le mal ultérieur contenu. » (Le Normal et le Pathologique)

Le paradoxe est le suivant : on évalue à partir de la Nature (instance dans laquelle la règle n’existe pas) l’ordre des société humaines (dont la congruence est assurée par l’existence de la règle). Comparer l’incomparable, opérer la sujétion conceptuelle d’un domaine par l’autre, sans cohérence, mais toujours en constituant la Nature comme norme originelle, tel est l’effet du recours idéologique à la Nature.

« Cette formulation en termes négatifs d’une expérience conforme à la norme sans que la norme ait eu à se montrer dans sa fonction et par elle, ce rêve proprement naïf de régularité en l’absence de règle signifie au fond que le concept de normal est lui même normatif, il norme même l’univers du discours mythique qui fait le récit de son absence. » (Ibid)

Vivre conformément à la Nature

Partant, la Nature n’est plus alors le lieu hétérotopique (« lieu absolument autre », pour reprendre la terminologie du philosophe Michel Foucault) à partir duquel se tisse l’univers subjectif de toutes les rêveries (et dont Rousseau, bien sûr, se fera le héraut). Elle constitue, au contraire, le lieu diffus, dont les prescriptions à visées collectives et organisationnelles vont, à partir de frontières évanescentes et disparates, agencer les corps, figer les comportements, et déployer toutes valeurs qui ne cesseront de prospecter vers un passé imaginaire afin d’établir les signes certains de la décadence du présent : « c’était mieux avant », longue lamentation du censeur naturaliste, de celui qui n’a de cesse de martyriser (au sens littéral de « prendre à témoin », donc de convoquer au tribunal du fantasme) ce qui est au nom de ce qui devrait être. Le fantasme normatif de la Nature ne serait-il pas alors une forme de haine de la vie ? C’est une telle tendance que Nietzsche repérera dans la doctrine stoïcienne prônant la conformité avec la nature de l’homme .

Cette conformité, qui consiste à reconnaître dans l’ordre naturel un agencement nécessaire de causes et d’effets (de telle façon qu’il est contre-nature de se plaindre si sa femme ou ses enfants meurent, puisque leur nature est d’être mortels), conduit, selon Nietzsche, à une forme d’apathie morale (tout est déterminé, donc la liberté n’existe pas). Surtout, il est le produit d’un paralogisme, d’une véritable absurdité conceptuelle autant qu’existentielle :

« Vous voulez vivre « conformément à la nature » ? Oh nobles stoïciens, quelle tromperie verbale ! Représentez-vous un être comme l’est la nature, prodigue au-delà de toute mesure, indifférent au-delà de toute mesure, sans intentions ni égards, sans miséricorde ni justice, fertile, désolé et incertains tout à la fois, représentez-vous l’indifférence elle-même comme puissance – comment pourriez vous vivre selon cette indifférence ? Vivre, n’est-ce pas apprécier, accorder sa préférence, être injuste, vouloir être indifférent ? » (Par delà bien et mal, 1ère parie, §9)

Il est un écart entre l’ordre naturel et l’ordre de la vie réelle, entre l’espace normatif et contraignant de la nature et l’espace ouvert de la subjectivité à l’épreuve d’elle-même et de la vie. C’est cet écart, en soi contre-nature, qui est l’espace indéfiniment ouvert de la vie.

De cette vie qui n’a rien de naturel au fond, puisqu’elle est notre œuvre – prise individuellement.

Cranach L'Ancien, Adam et Eve

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