#14-Je bande donc je suis : Descartes, le penseur masqué

14 mars 2012
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« Je m’avance masqué »

Il est un préjugé rémanent concernant la vie des philosophes : celui qui consiste à postuler une ressemblance entre la vie d’un penseur et ses écrits. Comme si l’ordre du concept et celui de l’existence devait immanquablement coïncider. On peut d’autant plus s’en étonner qu’il y a là une singularité qui n’affecte pas les autres domaines du savoir : on ne demande pas à un mathématicien de vivre la vie d’une équation, ni à un astronome de se comporter comme une étoile.

Concernant Descartes, force est de remarquer cependant une ambiguïté irréductible. S’il choisit, en effet, comme devise le désormais fameux Larvatus prodeo (« Je m’avance masqué »), il prend soin par ailleurs de situer la totalité de sa démarche philosophique à l’intérieur d’une vie qui n’en serait que l’expression. Souvenons-nous, en effet, que le Discours de la Méthode simule en tout ou partie la forme d’une autobiographie intellectuelle au travers de laquelle Descartes fait le récit des étapes – existentielles et intellectuelles –, qui l’ont peu à peu conduit à élaborer une science toute nouvelle. Le terme de ses études académiques correspondant au début des découvertes et le point d’ancrage de celles-ci étant l’avènement d’une subjectivité enfin libre de de s’auto-constituer :

« C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j’en pusse tirer quelque profit. » (Discours de la Méthode, Première partie)

Cette « épreuve de soi » n’a pourtant pas pour corollaire une exhibition de soi, et les domaines où Descartes avance masqué sont, de façon exemplaire, ceux de la religion et de la vie amoureuse. Ce n’est assurément pas un hasard, dès lors, si son biographe officiel, Baillet, pourra, en raison même du secret cultivé par Descartes, concevoir un portrait dont on s’accorde aujourd’hui à reconnaître le caractère hagiographique.

Descartes est-il une figure de la sainteté philosophique ? Dans la Vie de monsieur Descartes, c’est bien ce que tente, en effet, de démontrer Baillet. Un passage de cette hagiographie est à cet égard caractéristique.

Ce passage concerne la relation que Descartes entretint avec Hélène : sa servante et amie. En 1635, naîtra de cette relation une petite fille, Francine, que Descartes aima profondément mais qu’il n’eut pas le temps de reconnaître comme son enfant légitime. En effet, cette enfant avait été conçue en dehors du mariage et demeurait à ce titre aux yeux de l’Église une enfant de la « faute », sans légitimité en dépit de son baptême.

« Par la liberté que j’ai prise de regarder son mariage secret comme une chose douteuse et comme une tache véritable de son célibat, on doit juger de la disposition où j’aurais été de ne le pas épargner sur les licences qu’il aurait donné à son esprit touchant la Religion, si j’en avais pu remarquer aucune. » (P. Baillet, Vie de Monsieur Descartes, Préface)

Saint Descartes

Si Baillet réfute un mariage secret de Descartes, ce n’est assurément pas seulement pour répondre aux sourdes accusations d’impiété dont l’auteur des Méditations métaphysiques fut victime, mais aussi pour démontrer à quel point celui-ci n’aurait su entacher l’honneur de l’Église par un mariage a posteriori – à la manière de ces futurs baptisées qui se livrent à tous les débordements avant leur baptême, puisque le baptême absoudra toutes leurs fautes. Celui que Hegel, dans un texte demeuré célèbre, décrira comme un héros de la pensée ouvrant les temps modernes de la philosophie, fut aussi, sous la plume de son biographe, un martyr de la religion : un témoin dont les actes sont des signes de la vérité de la religion et de la nécessité de s’y soumettre, une entreprise d’édification morale.

Ce qui demeure de cette relation, en dehors de l’hagiographie, est néanmoins un trait d’esprit que Descartes assénera à ses détracteurs lui reprochant cette relation hors mariage : « Pour être philosophe, je n’en suis pas moins homme ». Manière pour lui de rappeler que si le Cogito cartésien affirme la prééminence de l’esprit sur le corps dans la définition de l’identité humaine (c’est le sens premier de la célèbre formule « je pense, donc je suis »), le corps se signale nonobstant cela par son irréductible présence, son irréfragable contingence.

Lorsque Francine meurt, à l’âge de cinq ans, en septembre 1640, Descartes en ressent un désarroi et une tristesse d’une rare violence, tant il aimait cette enfant. Et pourtant, il se confiera peu. Là encore, il cultive le secret et le silence.

« En la tristesse[...] le pouls est faible et lent, et […] on sent comme des liens autour du cœur, qui le serrent, et des glaçons qui le gèlent et communiquent leur froideur au reste du corps ; et cependant on ne laisse pas d’avoir bon appétit et de sentir que l’estomac ne manque point à faire son devoir pourvu qu’il n’y ait point de haine mêlée avec la tristesse. »

L’article 100 du traité des Passions de l’Âme peut, au fond, tenir lieu de récit de ce que Descartes vécut alors : non pas la dispendieuse et vaine agressivité de celui qui refuse l’inéluctable cours des choses, mais, de façon plus profonde, la déchirure de celui qui aima et ne peut plus tenir le monde comme lieu de cet amour possible. Le monde, et non ce monde, puisque jamais, même au moment de sa propre mort, Descartes n’en évoquera d’autre, en dépit de efforts de ses confesseurs.

Pour cet attachement terrestre, Saint Descartes, priez pour nous et pour nos corps défaits, irréductibles à leur perte.

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