#9-Je bande donc je suis : Socrate, la sagesse étoilée du corps

15 octobre 2011
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Les détails biographiques concernant Socrate (-470 à -399) concourent tous, chez Xénophon comme chez Platon, à dessiner le portrait d’un être incessamment en quête de beauté et de sagesse. La « geste » socratique est connue : parcourant inlassablement Athènes, Socrate n’a de cesse d’interroger ses concitoyens sur la vérité, le courage, la vertu, etc., au risque que cette interrogation provoque chez son interlocuteur les réactions les plus vives. Dans un dialogue intitulé Le Gorgias, Calliclès ira même jusqu’à menacer physiquement un Socrate réduit au silence par tant de violence. Tel est le destin de cette figure que Michel Foucault identifiera sous le terme de parrhésiaste et dont le contenu existentiel et éthique est celui d’un « dire-vrai », ou d’un « franc-parler », inconditionnel : dire la vérité à son interlocuteur, quel que soit celui-ci : simple passant, ami ou empereur.

Dans ce dernier cas, le risque est assurément celui de provoquer la colère et la vengeance. Le risque encouru par le parrhésiaste est donc celui-là même de la mort, si le récipiendaire de la vérité n’est pas en mesure d’accepter celle-ci.

On ne se demandera pas si les professeurs d’aujourd’hui ressortissent au même paradigme associant exercice de la dialectique et danger de mort. On se contentera de rappeler que Socrate fût condamné par ses juges à boire la ciguë, et ce sur la foi du récit de sycophantes, lesquels étaient les gossip institutionnels de l’Athènes du Ve siècle avant notre ère.

C’est d’une autre violence dont il sera ici question. Celle du désir. Et puisque le philosophe ne serait rien sans le paradoxe qui organise son discours, deux occurrences antithétiques de ce désir seront ici mises en exergue, sans que l’on ait la prétention de dessiner autre chose que les seuls linéaments d’un « personnage conceptuel » (l’expression est de Gilles Deleuze) qui embarrasse encore l’histoire, fût-elle celle de la philosophie.

José Aparicio, "Socrate enseignant à un jeune homme"

La première de ces occurrences apparaît dans le fameux dialogue intitulé Le Banquet. On s’en souvient, il s’agit pour tous les participants de produire un discours sur Éros, sa généalogie ou ses effets constatables dans les corps. Or, au cours du dialogue, un coup de théâtre se produit : la discussion est interrompue par l’amant de Socrate, Alcibiade. Ce dernier est ivre, frappe à la porte et demande à entrer dans la salle où se tient le banquet, chez Agathon. Et chacun en riant de l’inviter à prendre place. C’est alors qu’a lieu un premier événement surprenant : Alcibiade ne voit pas Socrate et s’installe aux côtés d’un autre convive :

« … il ne vit pas Socrate, mais il s’assit à côté d’Agathon, entre Socrate et celui-ci : car Socrate s’était écarté pour lui faire place. Une fois assis, il embrassa Agathon et lui mit la couronne de violettes. […] En même temps, se retournant, il vit Socrate. A sa vue, il eut un sursaut et dit : ‘Par Héraclès, qu’est-ceci ? Mais c’est Socrate ! Tu m’as tendu de nouveau un piège en t’asseyant là, selon ton habitude d’apparaître brusquement là où je m’attendais le moins à te voir ! ’»

Il est frappant de constater que la mise en scène de la survenue d’Alcibiade s’organise selon le principe de l’invisibilité de son propre désir. Comme si la pulsion scopique inhérente à tout désir (« je veux te voir! », telle est l’injonction constante de l’amant) s’égarait volontairement dans le champ aveugle de sa propre force. Comme si le désir feignait d’être son propre successeur (car ce n’est que dans un second temps qu’Alcibiade aperçoit Socrate), après avoir posé, émanation de lui-même, une instance vide qui est celle de l’attente et d’où procédera, nouveau dédoublement, nouvelle feinte, la surprise (car que peut-il surgir d’autre de l’attente que l’objet même que l’on attend ?) de l’aveuglement volontaire.

Le second événement est le discours surprenant d’Alcibiade. Racontant la façon dont Socrate se comporte à son égard, il insiste en effet sur l’indifférence de ce dernier quant à ses avances :

« Nous étions donc, Messieurs, seul à seul, et je pensais qu’il fallait tout de suite lui parler comme un amant aurait parlé à ses amours, en tête-à-tête ; et je me réjouissais. Mais rien de tout cela ne se produisit ; rien du tout. Au contraire il a fait comme il aurait fait d’habitude ; après avoir conversé avec moi toute la journée, il est parti en me laissant là. Après cet échec je l’invitai à m’accompagner au gymnase et fis de la gymnastique avec lui. Il partageait donc mes exercices de gymnastique et souvent s’adonnait à la lutte avec moi, sans témoin. Et que dire ? Je n’obtenais rien de plus. »

Or, cette indifférence, qu’est-elle sinon une manière de ne pas voir ? Mais il est à remarquer que cette invisibilité est elle-même organisée par Alcibiade : tout-à-l’heure, il n’avait pas aperçu Socrate en entrant chez Agathon. De nouveau ici, il prend soin que son entrevue amoureuse ait lieu « sans témoin » , c’est-à-dire sans personne pour les voir.

Il est ainsi frappant de constater à quel point la question de la visibilité du désir organise les rapports amoureux entretenus avec Socrate.

C’est ainsi à partir de cette même visibilité qu’opère, dans le dialogue intitulé Le Charmide, la manifestation physique (trouble, difficulté à parler, etc.) du désir de Socrate.

On présente à Socrate un des jeunes hommes (il a environ quinze ans) réputé parmi les plus beaux et les plus sages, Charmide. Et voici que l’on assiste, à la faveur d’une vision subreptice du corps de Charmide, à l’éveil du désir de Socrate. Lui-même raconte la scène :

«  Charmide vint en effet, et son arrivée donna lieu à une scène plaisante. Chacun de nous qui étions assis poussa précipitamment son voisin, pour faire une place dans l’espoir que le garçon viendrait s’asseoir à ses côtés, tant et si bien que, de deux hommes assis à chaque bout, l’un fut contraint de se lever et que l’autre fut culbuté de côté […] Tandis que tous ceux qui étaient dans la palestre formaient autour de nous un cercle complet, alors, mon noble ami, j’aperçus ses formes sous son manteau, je me sentis brûler, transporter hors de moi… »

Les similitudes avec Le Banquet sont nombreuses, à commencer par la situation (assis en cercle) des participants au dialogue. Mais de façon plus décisive, ce trouble qui s’élève dans cette « âme éperdue », par quoi est-il suscité sinon par la vision accidentelle, strictement contingente, d’un corps à peine dévoilé. C’est ainsi, d’un hasard de la visibilité, que procède l’érotisme : inutile de mobiliser les puissances de l’imagination. Cet érotisme qui emporte le corps du voyeur dans le territoire confus et flamboyant où nul ancrage rationnel ne peut le retenir est celui, d’abord, d’une présence. Présence, sous le regard, d’un objet du désir qui se dérobe tout aussitôt et dont l’apparition parasite le champ de vision du voyeur par inadvertance, inaugurant chez celui-ci une première nostalgie : l’étymologie, certes controversée, du mot « désir » renvoyant bien à cette notion de la nostalgie. Désirer, c’est, en effet, suite au « dés-astre » par lequel tous les astres ont disparu du ciel, espérer leur retour, aspirer à la vision réitérée de toute étoile au-dessus de soi.

Dans la nuit noire de la « quotidienne quotidienneté » des hommes, perce, parfois, une étoile qui les ranime et les éclaire.

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