#9-« Sanguine » et moi

16 octobre 2011
Par

Sanguine

La fermeture éclair a glissé sur tes reins
Et tout l’orage heureux de ton corps amoureux
Au beau milieu de l’ombre
A éclaté soudain
Et ta robe en tombant sur le parqué ciré
N’a pas fait plus de bruit
Qu’une écorce d’orange tombant sur un tapis
Mais sous nos pieds
Ses petits boutons de nacre craquaient comme des pépins
Sanguine
Joli fruit
La pointe de ton sein
A tracé une nouvelle ligne de chance
Dans le creux de ma main
Sanguine
Joli fruit
Soleil de nuit

© Sandrine Lasternas

La découverte

Quand j’ai découvert ce poème pour la première fois, j’étais élève au lycée. Je l’ai trouvé puissant et érotique, tout en étant d’une finesse et d’une grande originalité. Je me suis tout de suite dit que Jacques Prévert était bien mal connu de ceux qui l’étiquetait « poète pour enfant ». Publié après sa mort dans le recueil Soleil de nuit, qui emprunte son titre à l’un des vers de ce poème, « Sanguine » a tout de même été connu du public bien avant cela, sous la forme d’une chanson jazzy interprétée par Yves Montand.

Une association originale

L’association « femme – orange » semble chère au poète, puisqu’on la retrouve dans « Alicante » : « Une orange sur la table / Ta robe sur le tapis / Et toi dans mon lit / Doux présent du présent / Fraîcheur de la nuit /Chaleur de ma vie. » Elle apparaît encore, plus humoristique, dans « Le météore » : « Entre les barreaux des locaux disciplinaires / une orange / passe comme un éclair / et tombe dans la tinette / comme une pierre / Et le prisonnier / tout éclaboussé de merde / resplendit / tout illuminé de joie / Elle ne m’a pas oublié / Elle pense toujours à moi. » Mais avouez que l’effet poétique n’est pas tout à fait le même et qu’ « Alicante » n’est finalement qu’une pâle ébauche du chef d’œuvre « Sanguine ».

Une femme se déshabille et se goûte comme une orange

Toutefois, il est établi que pour Prévert, une femme se déshabille et se goûte comme une orange. Le caractère désaltérant et frais de la femme ne fait aucun doute. Mais dans « Sanguine » il est question de ces oranges particulières, à la chair et au jus rouge, couleur de sang, couleur passion, rouge de l’Espagne dont l’orange est souvent originaire quand elle se trouve sur nos étals français. On visualise, à travers les premiers vers du poème, la chair tendre et pourtant ferme de la femme s’échappant du tissu de la robe échouée sur le parquet. Le contraste entre la douceur et le croustillant des boutons-pépins renforcent la sensualité de l’instant. La femme est ainsi décrite tout en contraste, en opposition, clair-obscur du corps lumineux dans le noir, dureté du sein dans la tendresse de l’instant, silence émouvant et érotique troublé seulement par le bruit des boutons sur le bois. Moment fugace, intense et bref comme un éclair déchirant la nuit, qui marque pourtant sous la forme d’une cicatrice la paume de la main de l’amant, à jamais. Et cette « ligne de chance » signe l’instant dans le destin, pour unir mieux qu’une alliance le poète à la femme aimée.

De l’orange sanguine à l’orage fertile

La femme-fruit n’est pas femme-objet : elle ne subit pas, elle ne peut être utilisée passivement. Elle nourrit. Elle nourrit l’inspiration et abreuve le poète. L’orange plus que la pomme appelle l’épluchage, l’orange plus que tout autre fruit suggère la rotondité des fesses charnues dans lesquelles l’amant désire croquer. Plus subtile qu’un fruit de la passion, plus fraîche qu’une femme-chocolat, à la fois chair et rafraîchissement, à la fois nourrissante et fertile par ce sang qui porte la vie, et cette rondeur du fruit qui peut abriter la vie après cette étreinte, la femme-orange rappelle ce texte autobiographique de ce même poète, évoquant les mois précédents sa naissance : « il y a eu / un feu d’artifice entre mes parents / c’était le soleil de la vie /Et moi déjà j’étais dedans /Il m’ont versé le sang dans le corps /c’était le vin d’une source /et pas celui d’une cave » (« Fêtes »). On reconnaît ici ce même sang porteur de vie, contenu dans la nomination « Sanguine » et cette évocation de lumière ardente et éphémère, de l’éclair ou du feu d’artifice, qu’importe, pourvu que la nuit soit rompue par « le soleil de la vie », ou « le Soleil de nuit ». La femme-orange fait tourner les têtes et donne le vertige au cœur.

Sanguine et ses pigments

Le poète dépend de cette Sanguine, elle l’inscrit dans un destin, elle écrit dans sa main autant qu’il écrit sur le papier cet hymne à sa beauté. En outre, Sanguine, c’est aussi ce type de dessin particulier réalisé à la Sanguine, qui désigne un type de pigments de couleur rouge terre. On sait qu’Adam vient d’Adamus, « fait de terre rouge ». Sanguine apparaît alors comme une nouvelle Galatée, qui modèle le poète-sculpteur en dessinant dans la paume de sa main. La Sanguine est le « ferret d’Espagne », qui doit sa couleur à l’oxyde de fer contenu aussi dans notre sang, et son nom à sa terre d’origine quand elle n’était encore obtenu que grâce à la roche broyée et la terre…Espagne de l’orange mais surtout Espagne de Picasso, sans doute le meilleur ami de Prévert, qui connaissait la sanguine et possédait dans sa collection « la Chevelure » de Renoir réalisé principalement avec ce médium. Si le narrateur a dessiné les courbes de cette femme quasiment originelle, courbes aux traits de son imagination et sous les caresses de ses mains, elle trace de son existence la ligne de sa destinée sous le signe de la chance. Alors que pendant plusieurs siècles d’art du dessin, la sanguine est tenue comme une méthode préliminaire pour faciliter les études des volumes et des corps tout particulièrement, alors que le dessin ainsi désigné n’est pour l’artiste qu’un croquis, qu’une ébauche, Prévert, sûrement influencé par son renouveau au XXe siècle en fait un art noble proche du modelage divin. Sanguine défie le projet initial en « traçant » cette « nouvelle ligne de chance » dans le creux de la main du poète, changeant ainsi le cours de leurs vies.

Et finalement, qui est Sanguine ?

Ce poème magnifique, intimiste, je l’ai dit, est très peu connu aujourd’hui du grand public. Œuvre confidentielle que les Prévertiens découvrent au hasard d’un dernier recueil posthume, elle s’échappe au commentaire même des spécialistes. Arnaud et Danièle (Laster et Gasiglia-Laster) s’amusent à nous renvoyer de notes en notes vers un silence mystérieux sur le poème même, ne l’évoquant pas une seule fois dans leurs commentaires de l’illustre édition La Pléiade. A peine peut-on déduire, au gré des renvois elliptiques de la page 330 à la page 1201, et de la page 1201 à la page 1240 du premier volume, que le texte aurait été rédigé dans les années 1936 alors que Prévert faisait partie du groupe Octobre. Il fréquente Jacqueline Laurent et voyage avec elle aux Baléares. Sans doute est-ce pour elle qu’il rédige « Alicante » (Escale avant les îles ?) et « Sanguine ». Mais moi, je m’en moque. Moi, cette femme sanguine, puissante au point de sceller un destin de la pointe de son sein quand d’autres déjouent l’injustice à la pointe de l’épée, cette femme lumineuse dans la nuit, cette femme espoir au milieu des doutes, la femme de sang et de passion de « celui qui rouge de cœur » (surnom donné à Prévert) j’ai décidé, il y a treize ans déjà, que c’était moi.

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