Nous revoilà pour examiner nos Satiricon à l’aune d’une nouvelle question : Fesses. Bien sûr, l’œuvre est notoirement précédée d’un fumet sulfureux et licencieux. D’aucuns ont même pu parler de pornographie. N’exagérons pas, hein, mais avouons que le ton général est libertin et certaines scènes d’un érotisme évident.
De satires en satyres
Les pointilleux en orthographe n’auront pas manqué de se poser la question : Sat-i-ricon ou Sat-y-ricon ? Et bien, ça dépend. Un peu des deux, vraisemblablement. Pétrone penche pour le « i », en référence au genre de la satura, ce pot-pourri romain des registres et des formes ; le Satiricon n’est pas non plus étranger au registre de la satire entendue au sens large : la dénonciation des travers de la société par le prisme de l’humour. Enfin, le satyre est une référence en creux, peut-être comme un jeu de mots chez Pétrone : le satyre est cette divinité mythologique mi-homme mi-animal, être lubrique par excellence, sexuellement hyperactif. Il n’est pas anodin de constater que c’est le plus souvent sous cette dernière orthographe que l’œuvre est référencée. Fellini lui-même s’y est trompé, mais lorsqu’il s’est rendu compte de son erreur, il a décidé de conserver le « y », orientant ainsi l’interprétation.
Car la lubricité est belle et bien un sujet majeur du texte de Pétrone : les aventures sont celles du jeune homosexuel Encolpe, nom grec qui signifie « l’enculé » – difficile d’être plus clair ! L’intrigue amoureuse est à multiples rebondissements, constamment liés à la sexualité : de bordels en maquerelles, d’infidélités en retrouvailles charnelles, en passant par les parties à trois ou plus, le texte ne cesse de faire la part belle au sexe. Mieux : selon Michel Dubuisson, on peut envisager une lecture du Satiricon comme une parodie de l’Odyssée, dans laquelle Encolpe est jeté en aventures en proie au courroux de Priape, le dieu « truculent et paillard de l’amour dans ses aspects les plus charnels et les plus pornographiques » (1). Le jeune homme l’aurait offensé en troublant un sacrifice en son honneur, et ses déconvenues iront jusqu’à l’impuissance, tragédie s’il en est pour ce héros non conventionnel.
A n’en pas douter, la subversion licencieuse participe à la célébrité de l’œuvre. Pourtant, elle n’aurait pas suffi pas à elle seule à traverser les siècles. Penchons-nous un instant sur un extrait pour examiner le je-ne-sais-quoi qui fait l’Œuvre. J’ai choisi pour vous l’histoire de la matrone d’Ephèse, parce qu’elle est un petit récit dans le récit, puis un petit film dans le film, et fonctionne donc en autonomie.
CXI. La matrone d’Ephèse
« Une dame d’Éphèse s’était acquis une telle réputation de chasteté que, des pays voisins, les femmes venaient la voir comme une curiosité. Cette dame donc, ayant perdu son mari, ne se contenta pas, comme tout le monde, de suivre l’enterrement, les cheveux épars, ou de frapper, devant la foule assemblée, sa poitrine nue, elle voulut accompagner le défunt jusque dans la tombe, garder son corps dans le caveau où, suivant la coutume grecque, on l’avait déposé, et y passer ses jours et ses nuits à le pleurer.
« Son affliction était telle qu’elle était résolue à se laisser mourir de faim. Parents ni amis n’y purent rien. Les magistrats eux-mêmes durent se retirer sans avoir mieux réussi. Pleurée déjà de tous comme un modèle de constance, elle avait passé cinq jours sans manger. Une servante fidèle assistait la veuve inconsolable et, tout en mêlant ses larmes aux siennes, ranimait la lampe placée dans le caveau chaque fois qu’elle baissait.
« On ne parlait pas d’autre chose dans la ville, et tous les hommes étaient d’accord pour glorifier cet exemple unique de vraie chasteté et d’amour sincère, quand le gouverneur de la province fit mettre en croix quelques voleurs tout près de l’édicule, où, toute à son deuil récent, la matrone pleurait sur un autre cadavre.
« La nuit suivante, le soldat qui gardait les croix de peur que quelqu’un ne vînt enlever les corps pour les ensevelir, vit une lumière qui, au milieu de ces sombres monuments, semblait briller d’un éclat plus vif, et entendit des gémissements de deuil.
« Cédant à la curiosité qui tourmente tout homme au monde, il voulut savoir qui était l’auteur ou quelle était la cause de ces phénomènes. Il descend donc dans le caveau et, tombant sur une femme de toute beauté, tout d’abord il s’arrête, l’esprit troublé d’histoires de fantômes, comme en présence d’une apparition surnaturelle ; mais bientôt, remarquant un cadavre étendu, les larmes de la femme, les marques de ses ongles sur son visage, il pensa, ce qui était vrai, qu’il avait affaire à une veuve incapable de se consoler de la perte de son époux.
« Il alla donc chercher son modeste souper, essaya de parler raison ; il remontra à la belle éplorée qu’elle avait tort de s’obstiner dans une douleur stérile, que tous ses gémissements ne serviraient à rien, que la même fin nous attendait tous, et aussi, hélas ! le même domicile. Bref, il lui tint tous les discours propres à guérir un cœur ulcéré. Mais elle, choquée qu’un étranger osât la consoler, se déchire le sein de plus belle, s’arrache les cheveux et les jette à poignées sur le corps de celui qu’elle pleure.
« Le soldat, sans se décourager, insiste de nouveau pour qu’elle prenne au moins quelque nourriture, tant et si bien que la servante, tentée sans doute par l’odeur du vin, et cédant à une instance si obligeante, tendit la première vers le souper sa main vaincue. Aussitôt restaurée, elle se mit à son tour en devoir de battre en brèche l’opiniâtreté de sa maîtresse : « A quoi vous sert-il, dit-elle, de vous laisser mourir de faim, de vous ensevelir toute vive, et, avant la date fixée par les destins, de livrer à l’Achéron une âme qu’il ne réclame pas encore ? Croyez-vous que, dans leur sépulture, cendres ou mânes, les morts se soucient encore de nos pleurs ?
« Ne voulez-vous pas revenir à la vie ? Ne voulez-vous-pas, écartant ces chimères dont se nourrit trop facilement un cœur de femme, jouir de la lumière du jour tant que vous le pourrez ? La vue de ce corps glacé devrait suffire à vous convaincre combien la vie est chose précieuse. »
« On n’écoute pas impunément une voix amie qui vous exhorte à prendre de la nourriture et à vivre ; la veuve, exténuée par un jeûne de plusieurs jours, laisse enfin vaincre son opiniâtreté ; avec non moins d’avidité que sa servante, elle se garnit l’estomac. Mais elle avait cédé la dernière.
CXII. Fin de la matrone
« Chacun sait quel nouveau besoin s’impose à l’homme aussitôt rassasié. Les mêmes moyens de persuasion par lesquels il avait obtenu que la matrone consente à vivre, le soldat en usa pour faire le siège de sa vertu. Encore jeune, il n’était dépourvu ni de beauté, ni d’éloquence. La chaste veuve s’en était aperçue. Du reste, la servante plaidait la cause du soldat et ne se lassait pas de dire :
Pourquoi lutter contre l’amour,
Et ne voyez-vous pas en quels lieux se consume votre beauté ?
« A quoi bon vous faire languir ? Il y eut une autre partie de sa personne que la pauvre femme ne sut pas mieux défendre que son estomac, et le soldat triomphant put enregistrer un second succès.
« Donc ils couchèrent ensemble, et non seulement cette nuit même, qui fut celle de leurs noces, mais le lendemain et encore le jour suivant, non sans avoir eu soin de fermer la porte du caveau, de sorte que, si quelque parent ou ami était venu au tombeau, il eût certainement pensé que la trop fidèle épouse avait fini par expirer sur le cadavre de son mari.
« Quant au soldat, enchanté par la beauté de sa maîtresse et le mystère de l’aventure, il achetait, suivant ses modestes moyens, tout ce qu’il pouvait trouver de bon, et sitôt la nuit venue le portait dans le tombeau. C’est pourquoi les parents d’un des suppliciés, voyant que la surveillance se relâchait, le détachèrent pendant la nuit pour lui rendre les derniers devoirs.
« Mais le soldat coupable d’avoir abandonné son poste, quand il vit le lendemain une croix dégarnie de son cadavre, terrifié par la crainte du supplice, alla trouver la veuve pour lui raconter ce qui se passait : « Je n’attendrai pas, dit-il, la sentence du juge et, avec cette épée, je ferai moi-même justice de ma négligence. Je ne vous demande qu’une chose : réservez ici une place à celui qui meurt pour vous ; ainsi dans ce même tombeau viendront finir deux tristes destinées : celle de votre époux et celle de votre ami. »
Mais cette femme non moins pitoyable que chaste : « Les dieux, dit-elle, ne permettront pas que j’assiste coup sur coup aux funérailles des deux hommes que j’ai le plus aimés ; mieux vaut encore mettre le mort en croix que d’être cause du meurtre du vivant. »
« Conformément à ce beau discours, elle ordonne à son amant de tirer son mari du cercueil et de l’aller clouer à la croix vacante. Le soldat s’empressa de suivre le conseil ingénieux de cette femme prudente, et, le lendemain, toute Éphèse se demandait comment diable ce mort avait bien pu s’y prendre pour aller se mettre en croix. » (2)
Voyez maintenant la version géniale et ultra condensée de Fellini :
Eros et Thanatos ou l’érotisme sacré
Récit dans le récit, « La matrone d’Ephèse » est une fable dont la morale sent la misogynie à plein nez à première vue. Pour s’en persuader, il suffit de voir le titre donné à l’extrait sur You tube par lucienrouvere : « la femme telle qu’en elle-même… ». Les points de suspension en disent long. La Fontaine, qui a repris le conte en son temps, en arrive à la même conclusion :
« O volages femelles !
La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. » (3)
C’est d’ailleurs le propos d’Eumolpe le philosophe, qui prend en charge le récit dans le texte de Pétrone, que de faire des railleries sur « la légèreté des femmes, promptes à s’enflammer, plus promptes à oublier leurs amants. Il n’y a pas, prétendait-il, de femme, si sérieuse qu’elle soit, qu’un nouvel amour ne puisse porter aux dernières fureurs. » (2)
On pourrait commencer par rétorquer que l’amant n’est pas exactement l’image du parfait gentilhomme, à aller séduire la pauvre veuve éplorée sur le linceul de son mari au lieu de faire son boulot. Mais. A ce jeu-là, c’est bien connu, les femmes sont les grandes perdantes historiques. Et surtout : est-ce vraiment cela que raconte cette fable ? ce qui en fait son intérêt ? Ne serait-ce pas plutôt cette improbable et puissante alliance du désir et de la mort, l’incarnation d’Eros et Thanatos en personnes ? Parce que si l’on lit bien, la dame, ce qu’elle désire d’abord, c’est mourir. On note au passage que le suicide se fait par inanition, et qu’elle refuse toute nourriture : les lecteurs attentifs du numéro Gourmandises ont bien compris que les liens entre la nourriture et le désir/plaisir sexuel forment une véritable toile. On a vu aussi dans la première partie de cet article que nourriture et mort formaient un duo de choix. Dans cet extrait du Satiricon, c’est le désir et la mort qui sont à l’honneur. Papa Sigmund nous l’avait bien dit : nous sommes soumis aussi bien à la pulsion de vie (Eros), notre libido, qu’à la pulsion de mort (Thanatos), notre désir de régression à un état antérieur. La rencontre de deux êtres désirables dans un tombeau, l’une pleurant un mort, l’autre ayant la garde d’un autre mort, est un scénario érotique admirable : tous les ingrédients sont réunis. La dame est la victime sacrifiée aux dieux du Désir et de la Mort, et si la transgression est un adjuvant puissant du désir, le sacrifice est celui, tout aussi puissant, du plaisir. La mise à mort est celle de la chasteté : la dame d’Ephèse sacrifie sa réputation aux pieds d’Eros, et de la vie.
Georges Bataille a cette formule énigmatique pour définir l’érotisme : c’est « l’approbation de la vie jusque dans la mort ». Et c’est bien ce que propose le jeune homme à la belle dame aux portes de la mort, à la sauce épicurienne : il faut profiter tant qu’on le peut de la vie et de ses plaisirs. Mangeons, puis aimons-nous. On mourra après, de toute façon.
La scène est magnifiée par Fellini, qui la condense à l’extrême : il supprime le rôle (non négligeable chez Pétrone) de la servante, et présente un montage de quelques plans quasi statiques, tels des tableaux qui illustrent le récit d’un des convives pendant le festin de Trimalchion. Le réalisateur italien a en effet déplacé l’histoire, qui est racontée beaucoup plus tard dans le livre de Pétrone. Il l’insère au cours du festin, peu avant la répétition des funérailles de Trimalchion, ce qui permet de renforcer la théâtralité du récit, et donc son érotisme. La mise en scène est soulignée par le mouvement de caméra final qui suggère que la scène était jouée dans la maison-même de Trimalchion. Le processus d’identification est littéral puisque l’amant est joué par Encolpe et la dame par une des convives. Ces derniers points sont d’une importance capitale : tout est fait pour comprendre qu’on est là face à une fable, une représentation, et non face à une histoire vraie ou réaliste. Tout est donc symbolique, en attente d’interprétation, source de rêveries fantasmatiques : de l’érotisme pur.
Lire, relire : Pétrone, Le Satiricon, traduit par Pierre Grimal, Gallimard Folio Classique
Voir, revoir: Fellini Satyricon, MGM DVD
(1) Michel Dubuisson, « Aventure et aventuriers dans le Satiricon de Pétrone », Les Cahiers des paralittératures, 5, 1993
(2) Pétrone, Le Satiricon. Traduction Louis de Langle.
(3) Jean de La Fontaine, Fables, 1694, Livre XII, Fable XXVI
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