#5 Porter la jupe ou porter la culotte ?

7 avril 2011
Par

Amelia Bloomer, l'une des premières femmes à avoir osé le pantalon.

(Non, ce titre ne signifie pas que le port de la jupe est incompatible avec celui de la petite culotte).

Il paraît qu’aujourd’hui, nous autres femmes avons le choix en matière de vêtements. Jupe, robe, pantalon, short, tout nous est permis ! Ce qui n’est pas le cas des hommes, qui en-dehors de quelques initiatives marginales et des abords des stades lors des déplacements d’une équipe sportive écossaise, ne portent pas la jupe.
En apparence, un vaste champ de possibilités vestimentaires s’offre à nous, et depuis les années 1960 plus personne, semble-t-il, ne songerait à remettre cela en cause.

Et pourtant.

Nos choix vestimentaires, aussi libres qu’ils soient, sont parfois chargés de significations pas toujours faciles à porter…

Porter la culotte

Par exemple, porter le pantalon. Un acte anodin… Pourtant, comme le rappelle Gigi Beauchamp, le port du pantalon est toujours interdit aux femmes, sauf dérogation… Et cela depuis une ordonnance de la Préfecture de Police de Paris, du 7 novembre 1800. Une décision liée à un contexte historique de resserrement des verrous de la liberté féminine, comme l’analyse l’historienne Christine Bard dans Une Histoire politique du pantalon : « Actives pendant la Révolution, parfois armées et travesties, les femmes doivent rentrer dans le rang. Leur rappeler qu’elles doivent porter les vêtements de leur sexe est une manière de le leur signifier. »


Depuis, cette ordonnance a été l’objet de plusieurs demandes d’abrogation, dont une demande en 1969, qui recevra cette réponse : « le préfet de police croit sage de ne pas changer des textes auxquels les variations prévisibles ou imprévisibles de la mode peuvent à tout moment rendre leur actualité. » À tout moment, vraiment ?
En 2004, on a répondu au député Jean-Yves Hugon qui demandait l’abrogation de la loi (ignorant qu’il ne s’agissait pas d’une loi) que le caractère désuet de l’ordonnance suffisait. Drôle de manière de légiférer ! À moins que la question du vêtement féminin ne soit pas considérée comme si importante que cela (de toute façon, ce ne sont que chiffons) ? Toujours est-il qu’on ne juge pas nécessaire d’affirmer légalement qu’une femme peut porter un pantalon.
Et cela, peut-être parce que le pantalon reste malgré tout associé au genre masculin…

Dans de nombreuses professions, il reste interdit pour les femmes : c’est ce dont témoignent deux étudiantes en hôtellerie. Dans le milieu politique, il n’est pas non plus toujours bien vu : en 2008, indique Christine Bard, plusieurs membres du cabinet de Valérie Pécresse, alors ministre de l’Enseignement supérieur, ont fait une pétition regrettant qu’elle ne porte que des pantalons et lui demandant « quelques efforts en matière d’élégance vestimentaire ».
Sans être forcément interdit, il est ainsi souvent associé à un manque d’élégance, de séduction. Les injonctions sont plus diffuses que dans les années 1960, mais elles demeurent. Une femme qui ne s’habille qu’en pantalon n’assume pas sa féminité.

Porter le pantalon, c’est privilégier le confort, c’est peut-être aussi vouloir « porter la culotte », c’est-à-dire avoir le pouvoir… Si l’on en croit en effet cette expression séculaire, le pouvoir est indissociable de ce vêtement fermé masculin (la culotte ou les braies, puis vers la fin du XVIIIe siècle, le pantalon). «L’ouverture du vêtement féminin évoque la facilité de l’accès au sexe féminin, sa disponibilité, sa pénétrabilité », écrit ainsi Christine Bard dans Une Histoire politique du pantalon. Tandis que les hommes, eux, ne sont pas censés être pénétrés (lorsqu’ils le sont, c’est « contre nature » et cela constitue une humiliante marque de « féminisation »), et portent ainsi un vêtement fermé, peut-être pour souligner cette non-pénétrabilité.« Le pantalon n’est pas simplement « pratique », notion éminemment fluctuante et dépendante de multiples variables d’appréciation. Il symbolise le masculin ainsi que les pouvoirs et les libertés dont jouissent les hommes », écrit également Christine Bard. Porter un vêtement fermé comme le pantalon, c’est donc, quelque part, porter la culotte et affirmer, sinon sa virilité, du moins son pouvoir.

Est-ce cette fermeture du vêtement qui fait de la personne qui le porte quelqu’un de plus actif, autonome ? Raisonnement sans doute tortueux, mais qui semble au cœur d’une décision de la Cour de cassation italienne en 1999, qui par une « Sentenza dei jeans » tristement célèbre, avait innocenté un moniteur d’auto-école accusé de viol, au motif que… la victime portait un jean moulant ! Ce type de vêtement ne pouvait, selon la cour, être retiré que par la collaboration active de celle qui le portait. Une décision sur laquelle elle est revenue depuis, mais le fait même que ce type d’argument ait pu être avancé sérieusement, dans un contexte juridique, donne à réfléchir.

Une femme qui ne porte que des pantalons peut parfois se voir reprocher son insuffisante « féminité ». Comme l’explique Christine Bard, « Dans le monde du travail, les femmes semblent ainsi avoir généralement le choix entre la jupe et le pantalon. Leur liberté n’est pourtant pas totale […]. La liberté vestimentaire féminine va de pair avec de nombreux risques : la faute de goût, le trop féminin, le trop masculin, le manque d’identité professionnelle… »

« La jupe risque toujours de montrer plus que ce qu’elle montre »

Face au pantalon parfois insuffisamment féminin, la jupe reste elle le vêtement « féminin » par excellence. Féminin, cela veut avant tout dire « non viril », voire « ne pouvant pas être viril ». Il en est ainsi pour la jupe masculine : « puisque l’interdit sur les pantalons a été levé, ne pas se permettre les jupes est une façon de conserver la distance homme / femme à l’intérieur d’un même groupe social », analyse Françoise Carré.
Christine Bard analyse cette féminité (récente) du vêtement ouvert dans un autre livre, Ce que soulève la jupe (voir l’article d’ Ana Phorikca à son sujet).

Pierre Bourdieu, lui, voyait dans la jupe le symbole du statut inférieur des femmes : « La jupe, c’est un corset invisible, qui impose une tenue et une retenue, une manière de s’asseoir, de marcher. […] La jupe, ça montre plus qu’un pantalon et c’est difficile à porter justement parce que cela risque de montrer. Voilà toute la contradiction de l’attente sociale envers les femmes : elles doivent être séduisantes et retenues, visibles et invisibles (ou, dans un autre registre, efficaces et discrètes). On a déjà beaucoup glosé sur ce sujet, sur les jeux de la séduction, de l’érotisme, toute l’ambiguïté du montré-caché. La jupe incarne très bien cela. Un short, c’est beaucoup plus simple: ça cache ce que ça cache et ça montre ce que ça montre. La jupe risque toujours de montrer plus que ce qu’elle montre. » Cacher tout en soulignant que l’on cache… toute l’affaire du vêtement féminin. Un vêtement qui impose donc une certaine manière d’être, jambes serrées ou croisées, certainement pas écartées.

Illustration de J. Wely

Si certaines mettent en avant un confort équivalent au pantalon, on ne peut nier que de nombreuses choses deviennent plus compliquées lorsqu’on porte une jupe : monter à cheval, faire du vélo, grimper à une échelle, faire du sport… « Avec la jupe on n’est pas très souple et on est souvent un peu étriquée. Des fois le pantalon serait plus agréable, surtout quand on doit se baisser, ou quand on doit soulever des choses et puis les collants se filent très facilement. […] De plus, quand on s’installe il faut toujours faire attention, avoir les jambes croisées, on ne peut jamais se relâcher. » indique ainsi Violette, étudiante en école d’hôtellerie, interviewée par Helina Guesthub. La féminité, ce serait donc la séduction de ce qui est montré et caché à la fois, mais aussi une certaine retenue dans les gestes et l’attitude…

C’est cette même féminité qui est revendiquée comme un droit par les organisateurs d’une « Journée de la jupe », en 2006 à Rennes (et qui a depuis été poursuivie par le « Printemps de la jupe et du respect » lyonnais, qui se tient en ce moment).
Une initiative légitime puisque les adolescentes, quel que soit leur milieu social d’ailleurs, ne se sentent souvent pas autorisées à porter autre chose qu’un pantalon. « Le pantalon, dès lors qu’il devient obligatoire, n’est plus porteur des valeurs héritées de son passé militant. Le vêtement de la résistance, aujourd’hui, est visiblement la jupe » écrit Christine Bard dans Une Histoire politique du pantalon.
Une résistance qui pose toutefois question, poursuit-elle : « Le droit à la féminité ne semble pas souvent décodé comme un conformisme de genre : la féminité, fabriquée par la société de consommation, n’est pas remise en question. Elle apparaît, dans le discours de Ni Putes Ni Soumises [qui a repris cette initiative depuis], comme un droit naturel des femmes. C’est donc à la fois une posture de résistance et un point de vue a-critique sur toutes les contraintes vestimentaires qui ont fabriqué la ‘féminité’. Celle-ci devient alors une essence ».

Bouger les lignes du genre

Alors quoi ? N’a-t-on le choix qu’entre porter la jupe, et accepter de porter en même temps tous les codes sociaux de la « féminité » (qui vont avec des regards parfois insistants, que semblent accepter NPNS comme un effet secondaire inévitable de cette si naturelle « féminité » : « Lorsque je suis en jupe, je remarque, oui, que les hommes me regardent. Lorsque je suis en jupe, je me sens femme, oui, aussi dans mon propre regard »), ou porter le pantalon, et nier cette féminité ?
On pourrait penser que notre choix est en réalité bien plus apaisé, et que nos vêtements ne brassent pas tant d’enjeux. Certes, et heureusement, pour beaucoup de femmes la question ne se pose pas en ces termes. Mais il semble bien qu’aujourd’hui encore, le corps des femmes et ce qui les recouvre soit un enjeu bien plus politique et important qu’il n’y paraît. « Du simple fait que les femmes françaises aient le choix entre jupe et pantalon, il faut que ce choix soit interprété. Il faut que ce choix fasse sens. Et que ce sens se retourne contre elles », écrit ainsi Marguerite Tournesol à propos de la récente affaire des robes longues portées par des lycéennes musulmanes… et de tous les enjeux qui en découlent.

Comme pour beaucoup de questions qui touchent à la place des femmes, la réponse ne viendrait-elle finalement pas des hommes ? Même si beaucoup d’hommes insistent sur le fait qu’ils restent « virils » en jupe (sans préciser ce qu’ils entendent par « virils »), faire bouger les lignes dans ce domaine permettrait peut-être de redéfinir les rôles… Citons une dernière fois Christine Bard (normalement, là, vous avez compris qu’il faut aller lire ses bouquins) : « L’hyperdifférenciation vestimentaire selon le sexe correspond à un moment de notre histoire : l’hétérosexualité comme norme, la crainte, en Occident, de la dégénérescence et de la baisse de la natalité, l’infériorisation des femmes. […] L’échange des vêtements, image de la fraternité ? Le pantalon a accompagné les mutations du genre, dans les deux derniers siècles. La jupe connaîtra-t-elle le même sort ? » Bouger les lignes du genre, et faire que ce ne soient pas toujours les femmes qui sont regardées et les hommes qui regardent, les femmes coquettes et les hommes pragmatiques, les femmes symboles de bonne ou mauvaise moralité et les hommes arbitres de cette moralité…

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One Response to #5 Porter la jupe ou porter la culotte ?

  1. 18 avril 2011 at 11 h 21 min

    Ils sont bien vos articles, merci :)

Répondre à toto Annuler la réponse.

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