#6 La gourmandise à l’épreuve de l’âme

15 avril 2011
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« Il y avait dans le voisinage de notre vigne un poirier chargé de fruits qui n’avaient rien de tentant, ni la beauté ni la saveur. En pleine nuit (selon notre exécrable habitude nous avions prolongé jusque-là nos jeux sur les places), nous nous en allâmes, une bande de mauvais garçons, secouer cet arbre et en emporter les fruits. Nous en fîmes un énorme butin, non pour nous en régaler, mais pour les jeter aux porcs. Sans doute nous en mangeâmes un peu, mais notre seul plaisir fut d’avoir commis un acte défendu.
Voilà mon cœur, ô Dieu, voilà mon cœur dont vous avez eu pitié au fond de l’abîme. Qu’il vous dise maintenant, ce cœur que voilà, ce qu’il cherchait dans cet abîme, pour faire le mal sans raison, sans autre raison de le faire que sa malice même. Malice honteuse, et je l’ai aimée ; j’ai aimé ma propre perte ; j’ai aimé ma chute ; non l’objet qui me faisait choir, mais ma chute même, je l’ai aimée. Ô laideur de l’âme qui abandonnait votre soutien pour sa ruine, et ne convoitait dans l’infamie que l’infamie elle-même.
»

Saint Augustin, Les Confessions, Livre II, chapitre 4.

Un gourmand qui n’aimerait pas l’objet de sa gourmandise serait un personnage bien étrange

Singulier aveu que celui de saint Augustin ! Pourquoi autant insister sur cette « faute » qui risque de ne pas apparaître comme telle tant son enjeu est mince. Certes le contexte religieux est ici prégnant. Mais de façon plus décisive encore, en dépit de l’exégèse coutumière du passage, ne peut-on voir là chez Augustin la mise en œuvre d’un double principe, moral d’une part, économique d’autre part ; double principe qui procèderait de la confluence de l’impératif chrétien de la résistance à la tentation et du réquisit purement économique de préservation et de conservation des produits de la terre puisque, après tout, c’est bien l’inutilité du vol qu’Augustin fustige dans ce passage. Si cette double lecture se vérifie, on pourra considérer que c’est à une véritable enquête sur les motifs premiers de la gourmandise comme appétence contrariée (au double plan moral et économique) pour un objet que l’on désire et ne désire pas à la fois que ce texte célèbre nous inviterait.

Il y est d’abord question du plaisir, et certes le plaisir, la délectation, apparaissent d’abord dans le champ de pensée lié à la gourmandise. Un gourmand qui n’aimerait pas l’objet de sa gourmandise serait un personnage bien étrange, proche des figures paradoxales que décrivent les romans de Sade pour lesquels le dégoût ou l’inappétence constituent le levier originel de la mise en branle du désir. Pourtant, cette figure du gourmand comme être contrariée est déjà présente dans le texte religieux : ces poires, que convoitent le jeune Augustin et ses amis, ne sont-elles pas le rappel à peine dissimulé du fruit défendu de la Genèse ? Or ici, nul serpent tentateur, nulle figure diabolique pour symboliser concrètement la tentation : celle-ci demeure silencieuse, incrustée dans l’âme pécheresse : muette et aveuglante. Et c’est en raison même de son apparent effacement qu’elle se révèle être une force de destruction d’autant plus imparable. Imparable, mais contradictoire : car si, littéralement, le diable est celui qui sépare, qui jette au loin (le verbe grec dia-ballô a d’abord cette acception purement mécanique et descriptive), force est de reconnaître que la séparation est en l’occurrence fondée sur une sympathie ou une alliance objective : étonnant de constater, en effet, que la force destructive que manifestent le jeune Augustin et ses amis passe sans concertation par la constitution du groupe : c’est donc ensemble, dans le cadre d’une alliance muette et terrible de tous les enfants, que le mal opérera ses plus évidents ravages.

Jérôme Bosch " Les Sept Péchés Capitaux" " La Gourmandise" (détail) © Musée du Prado Madrid

Le gourmand est celui qui cherche à exister au travers des objets de sa gourmandise.

C’est alors que le drame intérieur surgit : car la question du désir véritable de ces poires n’apparaît qu’au moment où Augustin se pose, hors du groupe et dans la solitude du retour réflexif, la question du pourquoi : pourquoi avoir saccagé cet arbre et en avais-je véritablement envie ? Dans une lettre adressée au Père Thébond en 1942 [1], la philosophe Simone Weil analyse la situation morale d’Eve face au fruit défendu : si celle-ci avait eu faim, et qu’elle eu malgré tout résisté à la tentation, elle eût alors accompli un authentique acte d’amour. Si l’authenticité est ici révélée par le désintéressement, l’embarras surgit : car de toute évidence le saccage du poirier est totalement désintéressé, relevant de l’acte gratuit sans bénéfice immédiat pour son exécutant… C’est, par ailleurs, dans la solitude primordiale de son rapport au désir que Simone Weil appréhende la figure d’Eve, de la même façon qu’Augustin ne sent le mal en lui que revenu au seuil de son âme esseulée et questionnée.

Au point où nous en sommes, se dessine une figure paradoxale du gourmand. A ce point paradoxale, du reste, que l’on est presque tenté d’exclure le passage des Confessions du domaine d’analyse de la gourmandise proprement dite. Or, ce paradoxe n’est qu’apparent. Que désire en effet, le gourmand. Non point certes se nourrir, dans la simplicité de la satisfaction physiologique d’un désir primaire. Le gourmand est bien plutôt cet être qui opère la conversion du geste élémentaire de la nutrition nécessaire en moyen d’accès à une transcendance : dépassement de soi, y compris sur le mode négatif du remords, de la découverte de la « laideur de l’âme » comme le dit Augustin. En d’autres termes, le gourmand est cet être doté d’une capacité étrange consistant à substituer à la matérialité de l’objet du désir l’idéalité d’une recherche d’un ailleurs de soi. Double vue : je vois la poire ou le gâteau et ne le vois pas. Ce que je vois dans ces « objets » n’est qu’un moyen d’accès à l’au-delà de moi auquel j’aspire[2]. Le gourmand est celui qui cherche à exister au travers des objets de sa gourmandise. Si cette hypothèse se vérifie, on peut alors tenter de parler de « gastronomie de la chute » comme la tradition chrétienne parle de « théologie de la chute ». Dans cette dernière, quoi qu’il fasse l’homme est marqué par le péché originel, sorte de malédiction qui ne s’arrêtera qu’à la fin des temps. Dans la gastronomie de la chute, le gourmand est marqué par son impossibilité à désirer simplement le fruit, la sucrerie, le plat raffiné : il est déjà transporté ailleurs, vers cette image de lui que dessinent le fruit, la sucrerie, le plat raffiné. Ces derniers ne sont pas désirés pour eux-mêmes, mais le gourmand les désire pour lui-même et chute lorsqu’il s’aperçoit qu’ils ne lui permettent d’accéder qu’à une image momentanée de lui-même. Lorsqu’il s’aperçoit qu’il faudra recommencer à désirer, encore et toujours, indéfiniment, cet ailleurs auquel il aspire. Dans un film demeuré célèbre et qui fit scandale à Cannes en 1972, La Grande Bouffe, Marco Ferreri a fort bien compris le sens de ce dépassement négatif de soi : Michel est invité par ses amis à faire « preuve de volonté » et à manger encore, au-delà du dégoût [3], mais vers lui-même :


La grande bouffe – Pousse Michel par Fantomas3007

La volonté : disposition toute intérieure, propre à l’âme, et qui est bien une épreuve, plus ou moins surmontable, plus ou moins contraignante, que cette âme s’impose à elle-même autant qu’elle l’impose (c’est assez clair dans cet extrait…) au corps.

C’est la raison qui ici encore doit l’emporter sur la démesure

Cet extrait nous renvoie à l’autre dimension essentielle de la figure du gourmand : celle de l’excès. C’est cette dimension qui nous donnera accès au caractère économique et non plus seulement moral et existentiel de la gourmandise.

Toute une tradition classique de la philosophie condamne les postures de l’excès, ce que les grecs nomment l’ hubris, et valorise au contraire la mesure, la tempérance – lesquels dénotent une assise morale relevant de la maîtrise de soi propre au sage. Souvenons-nous de la virulente critique de Platon à l’endroit de l’homme démocratique [4], accusé d’être constamment balancé entre plusieurs désirs et de vouloir les satisfaire tous à la fois. Son âme déréglée, sous la domination de la partie désirante, erre constamment d’un pôle à l’autre des objets des désirs et injurie les hommes et les dieux si elle n’est pas satisfaite. A contrario, dans le célèbre dialogue du Banquet, il est fait mention de l’étonnante résistance de Socrate au vin : alors que les convives sont au matin totalement ivres, lui seul se lève et entame sa journée comme si de rien n’était [5].

La même idée de mesure est présente, plus tard chez Epicure qu’on aurait tort par conséquent d’associer à l’épithète « épicurien » censé rendre compte de sa philosophie. La Lettre à Ménécée peut en effet être appréhendée comme un manuel d’anti-gourmandise en ce qu’elle promeut une drastique mesure des plaisirs et condamne leurs excès. C’est la raison qui ici encore doit l’emporter sur la démesure, raison qui va permettre de départager entre les plaisirs qui sont vraiment tels et ceux dont les conséquences futures seront dommageables. Il faudra fuir ces derniers : le diabétique qui aurait envie d’un gâteau à la crème doit s’abstenir en pensant aux conséquences pour sa santé d’une telle gourmandise. Il préférera de manière générale, tout ce qui favorise son indépendance et saura se contenter du strict minimum :

«  Car les saveurs simples apportent un plaisir égal à un régime d’abondance quand on a supprimé toute la souffrance qui résulte du manque, et du pain et de l’eau procurent le plaisir le plus élevé lorsqu’on s’en procure alors qu’on en manque »[6].

Nous voilà très loin de La Grande Bouffe de Ferreri. Mais nous sommes en revanche fort proche du texte d’Augustin, dont la critique de l’hubris est médiatisée et comme colorée par l’héritage chrétien. A la devise grecque « Rien de trop », se superpose la thématique du péché originel.

Lorsque, en plein XVIII eme siècle, John Locke développera son économie politique, c’est de manière, selon nous, non fortuite qu’il consacrera la réapparition de la dimension de l’excès. Contexte tout différent là encore du contexte augustinien, mais qui s’appuie sur la même condamnation, désormais débarrassée du poids de la faute originelle :

« Que si cet homme, dont nous parlons, a pris à la vérité, plus de fruits ou de provisions qu’il n’en fallait pour lui seul ; mais qu’il en ait donné une partie à quelque autre personne, en sorte que cette partie ne soit pas pourrie, mais ait été employée à l’usage ordinaire, on doit alors le considérer comme ayant fait de tout un usage légitime. Ainsi, s’il troque des prunes, par exemple, qui ne manqueraient point de se pourrir en une semaine, avec des noix qui sont capables de se conserver, et seront propres pour sa nourriture durant toute année, il ne fait nul tort à qui que ce soit : et tandis que rien ne périt et ne se corrompt entre ses mains faute d’être employé à l’usage et aux nécessités ordinaires, il ne doit point être regardé comme désolant l’héritage commun, pervertissant le bien d’autrui, prenant sienne la portion d’un autre. »[7]

Le principe qui domine ici est, on le voit, celui du gaspillage : gaspillage qui était précisément chez Augustin le détonateur du remords et de l’examen de conscience. Or, ce principe est en l’occurrence ce qui gouverne l’exigence de justice sociale : il est dès lors possible de condamner la gourmandise comme un excès privant la communauté des fruits que l’on conserve pour soi seul au mépris de la justice sociale. Etrange postérité du vol augustinien : lui-même héritier de toute une tradition grecque, le voici à l’origine des déterminations de l’économie moderne. La modalité existentielle s’estompe quelque peu [8] , et se voit supplanter, via la condamnation de l’excès, par la modalité socio-économique de l’échange auquel il est convenu de souscrire dans l’intérêt de tous. Le gourmand, figure de l’excès, devient dès lors aussi le point aveugle de notre modernité : celui qui commande souterrainement notre rapport à l’autre dans le champ social, en en dessinant presque l’antithèse symbolique [9].

***

[1]La correspondance de Simone Weil au Père Thébond a été recueillie sous le titre Attente de Dieu. On trouvera une édition électronique de cette correspondance à l’adresse suivante : http://nous-les-dieux.org/images/5/5e/Attente_de_dieu_1966.pdf

[2] «  Ce que je possède, c’est moi hors de moi, hors de toute subjectivité, comme un en-soi qui m’échappe à chaque instant et dont je perpétue à chaque instant la création. Mais, précisément, parce que je suis toujours hors de moi ailleurs, comme un incomplet qui se fait annoncer son être par ce qu’il n’est pas, lorsque je possède, je m’aliène au profit de l’objet possédé. » Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Quatrième partie, chapitre II, « Faire et avoir », Gallimard, Paris, 2008, p.622, (nous soulignons).

[3] Cet aspect du dégoût surmonté est tout sauf anecdotique : dans sa nouvelle intitulée La chambre, qui figure dans le recueil de nouvelles réunies sous le titre Le Mur, Sartre en donne une parfaite illustration : «  Mme Darbédat tenait un rahat-loukoum entre les doigts. Elle l’approcha de ses lèvres avec précaution et retint sa respiration de peur que ne s’envolât à son souffle la fine poussière de sucre dont il était saupoudré : « Il est à la rose », se dit-elle. Elle mordit brusquement dans cette chair vitreuse, et un parfum de croupi lui empli la bouche. « C’est curieux comme la maladie affine les sensations ». Elle se mit à penser à des mosquées, à des orientaux obséquieux (elle avait été à Alger pendant son voyage de noce) et ses lèvres pâles ébauchèrent un sourire : le rahat-loukoum aussi était obséquieux. » Recherche d’un ailleurs de soi dans l’objet de la gourmandise et désir allié au dégoût : les deux modalités contradictoires de la gourmandise comme recherche existentielle sont ici présentes (nous soulignons).

[4] République livre VIII

[5] « Quant à Socrate, après les avoir endormis, il se leva et partit… Il alla au Lycée, se lava, passa le reste de la journée comme les autres jours et, après l’avoir passée ainsi, vers le soir il rentra chez lui se reposer. »Le Banquet, 223d, trad. B. Piettre, éd. Nathan, les intégrales de philo, Paris, 1995.   Socrate était-il gourmand ?

[6] Epicure, Lettre à Ménécée, trad. P-M Morel, Flammarion, coll.GF, Paris, 2009, p.49

[7] J. Locke, Second Traité du Gouvernement civil, chap. V. trad. D. Mazel, Flammarion, GF, Paris, 1999, p.178

[8] Elle demeure sous-jacente cependant dans la condamnation implicite de l’égoïsme.

[9] On se convaincra de cet aspect à la lecture de La part Maudite de George Bataille : c’est dans l’excès, le dispendieux, la destruction sans raison des biens agricoles durant les cérémonies de l’excès appelées Potlach, que les sociétés primitives – et les nôtres ! … – affirment leurs cohésions mais aussi sécrètent leur disparition.

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