Claire Auzias, spécialiste des Roms, nous livre, dans Chœur de femmes tsiganes* – illustré par les photographies d’Eric Roset – la parole de femmes gitanes, manouches, roms… Une parole qui semble livrée brute, tant le texte retranscrit la spontanéité de l’oral. Mais ces entretiens sont le fruit d’un très long travail, tant d’écoute et de recherche que de réécriture.
L’ouvrage de Claire Auzias est construit comme une suite d’entretiens, menés par l’auteur, auprès de femmes tsiganes d’horizons divers ; mais il est loin de ressembler à une succession monotone de questions-réponses. « Les textes qu’on a lus ne sont pas standardisés », écrit Claire Auzias dans la conclusion de son ouvrage. En effet, certains font une quarantaine de pages, d’autres trois ou quatre. Certains abordent des questions très personnelles, intimes – l’accouchement, la virginité, l’amour – d’autres sont de brefs résumés d’une vie. D’autres encore mêlent questionnement politique, intime et quotidien. Parfois, aucune question de l’auteur n’apparaît en trois pages.
« J’ai l’habitude des langues cabossées »
Tous ont un point commun : ils sont écrits en respectant le rythme du langage parlé. Un choix qui déstabilise durant les premières pages, puis l’on s’habitue et on apprécie ces paroles en liberté qui donnent le sentiment d’entendre véritablement une voix. Ce qu’on ne sait pas, à la seule lecture du livre, c’est que ces textes, qui semblent être de simples retranscriptions fidèles d’enregistrements, relèvent en réalité d’une méthodologie précise, celle des « histoires de vie ».
Claire Auzias (qui est titulaire de la première thèse d’« histoire orale » soutenue en France, en 1980) a expliqué pour Fauteuses de trouble en quoi consiste cette méthode, élaborée collectivement dans les années 1970. « Nous étions de jeunes chercheurs internationaux, européens. Ce furent de grandes années car nous avions la vieille garde académique contre nous, mais les nouveaux historiens nous regardaient d’un œil intéressé. J’ai appliqué cette méthodologie dans Chœur de femmes tsiganes, mais elle fut testée dans de nombreux autres ouvrages par de nombreux autres auteurs. Ce qui est intéressant dans ce livre, pour moi, est que le lecteur lambda qui ignore l’histoire orale croit qu’on est là dans le bavardage, alors qu’il s’agit d’une technologie de pointe et de beaucoup de travail. »
Un minutieux travail de réécriture est donc à l’œuvre sous ces textes apparemment relâchés, une « cosmétique » pour Claire Auzias : « Dans ce livre, j’ai gommé toutes les expressions que l’on entend couramment dans les familles tsiganes et qui ont littérairement parlant, un aspect exotique ; j’ai effacé tout ce qui risquait de verser dans le folklore au meilleur des cas et dans la discrimination de classe, au pire des cas. » Une véritable « traduction », mais soucieuse de fidélité : « Je suis restée au plus près des mots exacts de chacune, dans la mesure où ils étaient éligibles par l’écrit. »
Un écrit qui laisse percer l’oralité, qui progresse sans trop d’ordre, qui se laisse entraîner dans des digressions. Car le langage, le choix des mots, a du sens : « Le langage est une signification sociale ; il est aussi un indicateur imaginaire de rêves, de représentations. J’ai consacré la plupart de mes travaux à des individus qui n’avaient pas accès aux sphères dominantes et dont le langage reflétait cette barrière ; j’ai l’habitude des langues cabossées auxquelles je trouve un intérêt bien supérieur aux langues policées. ».
La dénicheuse de « trésors »
Cet ouvrage riche a demandé à son auteure un immense travail, « beaucoup de temps, énormément de temps ». Après avoir défini son projet, il a fallu se mettre en quête des femmes à écouter. « Ce métier de chercheur militante est différent du métier de journaliste. Il implique des méthodes tout à fait différentes ; par exemple, ces personnages que nous nommons entre nous des « interviewés professionnels », ceux qui sont en toutes circonstances toujours interviewés sur les mêmes sujets et répondent invariablement, sont notre pire ennemi dans la recherche. »
Il faut au contraire des voix spontanées, non entraînées à l’exercice de l’entretien. « Trouver et identifier de telles personnes est la moitié du travail. Cela prend parfois des années. Les gens ne se rendent pas compte de cet aspect obscur de notre activité. Ouvrir un terrain, pour un ethnologue, c’est le plus gros de son travail; et cette ouverture est très difficile ; elle exige des tractations de longue haleine. Ce fut le cas dans ce livre qui, lui, relève d’une pratique du métier ancienne chez moi, d’une connaissance globale du milieu, d’une connaissance précise de certaines personnes et du travail acharné pour avancer dans cet espace vierge de la rencontre accueillante ou non auprès des locuteurs. Bien entendu, cela suppose des collaborateurs, des aides, des relais, des coopérants », auxquels elle rend hommage en ouverture de son livre, rappelant qu’ « un livre est toujours une œuvre à plusieurs mains ». « Chaque interview est un trésor et chacun de ces trésors a coûté une fortune en temps, en investissement, en argent, en prix, et en traitement. C’est ce fameux paradoxe du travail intellectuel, invisible, incalculable, et inappréciable en termes marchands. »
Les entretiens n’ont pas été menés dans un cadre aménagé, standardisé, mais au milieu de la vie de ces femmes, c’est-à-dire, très souvent, au milieu de leur famille : « pas question de s’enfermer en un lieu tranquille : nos échanges sont traversés d’enfants qui viennent réclamer leur goûter, d’adolescents en quête de cigarettes, de jeunes qui se mêlent à la conversation, d’autres, d’époux, de compagnons, etc. Un univers exclusivement féminin étant une abstraction, je n’ai pas nettoyé ces incursions dans les débats, mais laissé faire au contraire, telle que se présentait l’entrevue », écrit Claire Auzias dans la conclusion de l’ouvrage. C’est cette vie foisonnante qui apparaît dans les textes qu’on peut lire, avec un mari ou un gendre qui intervient, une femme qui s’excuse de raconter des choses intimes devant son frère… Pour faire émerger ces confidences, une écoute sensible et respectueuse est nécessaire : « Un bon entretien exige de la confiance, de l’égalité, de la réciprocité, du respect, une bonne oreille, une bonne retenue quand il faut », commente-t-elle.
Claire Auzias souligne également ce que lui a apporté l’élaboration de ce livre : « Un entretien est un lien. Les femmes qui ont accepté de parler pour ce livre m’ont fait confiance, nous sommes liées désormais, et je ne peux pas me désengager de ce lien. Les touristes qui retourneraient auprès de ces mêmes femmes se faire raconter quelque chose, n’obtiendraient pas ce résultat, parce que ce livre est une relation entre la locutrice et moi-même, relation qui ne se duplique pas mécaniquement. Ce livre m’a apporté des connaissances que je n’avais pas toujours auparavant, et des amies. Aussi, une leçon d’humanité, dont parlent souvent les ethnologues, et qui est le don que ces femmes m’offrirent. Il m’a apporté la satisfaction de faire entendre au plus près aux lecteurs, une réalité vivante qu’ils ne peuvent pas ignorer, celle de ces femmes de chez eux. Si j’avais parlé à la place de ces femmes, on ne m’aurait aucunement écoutée, lue, crue, comprise. »
L’oreille et l’œil
Chœur de femmes tsiganes, en plus d’être un livre passionnant et riche, est un beau livre. Ses pages sont ponctuées de miniatures de boucles d’oreille – « nous avons choisi un symbole des femmes tsiganes, assez connu pour ponctuer le texte ; ce ne sont pas les miennes (pourtant j’en ai plein), ce sont celles d’une amie qui en possède toute une collection ; nous avons ainsi espéré apporter un brin de légèreté et tout en restant dans le style du sujet » – et agrémentées de photographies.
Sur les vingt-huit reproductions en noir et blanc, quatre sont de l’écrivain Mateo Maximoff ; les autres sont d’Eric Roset, photographe suisse qui travaille depuis longtemps avec les Roms. « Eric Roset s’est lancé dans la photographie de Roms de son côté selon sa propre logique et je l’ai rencontré en cours de route alors qu’il était déjà très avancé dans ses travaux ; j’ai apprécié plusieurs de ses photos, comme cette fameuse « buveuses de bière » qui est un chef d’œuvre anticonformiste, puisque de mémoire de photographies tsiganes, on n’a jamais vu un regard ainsi dénué de stéréotypes. Nous avons commencé à échanger, et il a vite compris ce qui retenait mon intérêt ; il a ainsi produit de son côté, dans ses excursions personnelles, des choses admirables, qui commencent à être recopiées, comme cette femme en mobylette, avec des couleurs fluo made in china très contemporaine. » Mais ne cherchez pas sur ces photos les femmes qui parlent dans le livre. « C’est la loi des fichages de tsiganes que de mettre les informations sur eux avec une photo. Nous avons fait le contraire ; aucune des photos du livre ne correspond à aucune des locutrices. C’est un choix politique. »
Photographies : Eric Roset
* Claire Auzias et Eric Roset, Choeur de femmes tsiganes, Egrégores Editions, 2009.
Première partie de l’article : ICI
Troisième partie : ICI
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