#2 Rencontre avec un père ayant pris un congé parental pendant quatre ans

2 janvier 2011
Par

Thomas est marié à Emmanuelle, avec qui il a deux enfants : Cora (22 ans) et Mathis (19 ans). Thomas a pris un congé parental, à la naissance de ses enfants, pendant quatre ans, de 1988 à 1992.


Retour sur le bouleversement de la paternité et une expérience paternelle pas banale.

La paternité.

© Gregor

MT : Y a-t-il un moment où tu t’es senti père ?
Thomas :
Non. Non, je ne peux pas dire que je me suis senti père à un moment.

Tu es obligé de changer, pour moi, mais ça s’est fait sur vingt-cinq ans. Ça ne s’est pas fait à un moment.

MT : Quelle réaction as-tu eue lorsque Emmanuelle est tombée enceinte ?
T :
Je ne m’en souviens plus trop. C’est un petit peu dur à dire, mais je n’ai pas ressenti de joie immense, de bonheur, genre « J’suis papaaaa, aaaaaaah ! »

MT : Tu ne t’es pas senti différent d’un seul coup ?
T :
Je pense que j’ai forcément changé. Tu es obligé de changer, pour moi, mais ça s’est fait sur vingt-cinq ans. Ça ne s’est pas fait à un moment.

MT : Tu ne peux pas dire qu’à un moment donné, tu t’es senti différent ?
T :
Non. Par contre, je peux dire qu’aujourd’hui je suis différent d’il y a vingt-cinq ans.

MT : Mais pas uniquement parce que tu es père.
T :
Beaucoup. Pour plein de choses. Parce que j’ai rencontré beaucoup de gens, parce que j’ai fait des choses.

MT : Si tu n’étais pas père, tu serais quand même différent d’il y a vingt-cinq ans.
T :
Oui, mais pas pareil. Comme, avec Emmanuelle, on a fait une démarche [d’approche de l’éducation, ndlr] un peu hors norme, parce qu’on a suivi une formation de parents efficaces, parce qu’on a une conception différente de ce qu’on a vécu, de ce fait j’ai changé.

MT : Quelle est cette formation de parents efficaces ?
T :
C’est un docteur, Thomas Gordon, qui, dans les années 70, a fait des études sur pourquoi la relation fonctionne et pourquoi elle ne fonctionne pas. Entre les parents et les enfants, puis après entre les gens, quoi. En fait, c’est universel. C’est une approche qui est, pour moi, intelligente et surtout portée vers l’autre, sans s’oublier soi-même. C’est ça qui est extraordinaire. Et là, ça m’a changé. Je n’aurais pas changé, parce que je n’aurais pas eu cette démarche-là, si on n’avait pas eu d’enfants. Bien que ce soit indispensable, on n’en aurait pas vu l’intérêt. Alors qu’avec les enfants, on s’est dit : « ce qu’on a fait, pendant deux ans, avec Cora, on a bien senti que ça n’allait pas ».

Je n’ai pas eu de changement subit, mais j’ai changé radicalement.

MT : Vous n’avez pas fait cette démarche à l’avance ?
T :
Non. Ce serait mieux en avance. (Rires.) Après on a su qu’il y avait des formations, on s’est inscrit, on a fait les formations. C’était des week-end… C’est vraiment efficace. Et c’est efficace dans la relation humaine. Dès que tu approches ces concepts-là, qui ne sont pas très culturellement inscrits, tu peux être très très vite dans un mouvement sectaire. Il se trouve que là, non.

MT : Dès qu’il y a un type qui vient dispenser une bonne parole, ça peut faire secte.
T :
Alors là, c’était un peu différent parce que, à chaque fois qu’il énonçait une idée, il appuyait ça par des exemples concrets qu’on avait quasiment déjà vécus. L’exemple que j’aime bien donner, c’est un enfant qui tombe et qui pleure. La réaction classique, c’est quoi ? C’est « Allez, viens », tu le rassures, tu lui dis que ce n’est pas grave, que tu es là. Et, en fait, l’enfant, ce n’est pas ce qu’il veut entendre. Il veut entendre qu’il a eu peur, qu’il a eu mal. Il veut entendre que ce message qu’il envoie, c’est celui-là. Tu feras l’essai, parce que c’est un truc qui fonctionne terriblement bien, tu arrives, tu prends en compte son malheur, à sa mesure : ça fonctionne, il n’y a aucun problème. Le gamin, tu lui dis : « Tu as mal ? _ Non, j’ai pas mal. » Il s’arrête de pleurer déjà. Alors que si tu lui dis : « C’est pas grave. _ Ben, si, c’est grave, je viens de tomber ! » Et tout est construit là. J’ai déjà remarqué qu’il y a des gens chez qui c’est inné, cette démarche-là. Ou peut-être qu’ils ont un petit peu réfléchi. Pour moi, ce n’était pas du tout instinctif. Donc, là, oui, je peux dire que j’ai changé, pour revenir à la question. Mais ce n’est pas en une fois. Je n’ai pas eu de changement subit, mais j’ai changé radicalement. Parce que j’ai mûri et j’ai vieilli. Et puis, parce que j’ai eu des enfants, j’ai changé.

Je me méfie de ce symbolisme culturel qui veut qu’on a envie d’être père et qu’on est très heureux d’être père et tout.

MT : Est-ce que tu pourrais me dire ce qui fait qu’on a envie d’être père ?
T :
Non, je ne peux pas dire ça. Je ne peux pas te dire.

MT : Est-ce que toi, tu as eu envie d’être père ?
T :
Non. C’est arrivé. J’ai l’impression que c’est culturel, que c’est un phénomène de société, le fait de vouloir être père, de trouver ça beau. Des gens qui sont émus de voir leur femme accoucher et leur enfant naître. Moi, j’ai vu Mathis naître, j’avais plutôt envie de gerber, que d’être bien. C’est horrible, ta femme souffre, ce n’est pas un beau moment. Symboliquement, peut-être, mais ce n’est pas un beau moment, je suis désolé. Et pourtant l’accouchement s’est bien passé. Je me méfie de ce symbolisme culturel qui veut qu’on a envie d’être père et qu’on est très heureux d’être père et tout. Peut-être. Je ne dis pas que ça n’existe pas. Mais il y a un amalgame, là-dedans, qui me dérange un peu. Moi, en tout cas, je n’ai pas ressenti ça. J’ai surtout rencontré des gens qui présentaient les symptômes de quelqu’un fou heureux d’être père. (Rires.)

MT : C’est-à-dire que tu n’y croyais pas ?
T :
J’ai eu du mal.

MT : À la naissance ou après ?
T :
Non, à la naissance ! Oh la, ça change après ! (Rires.) Mais bon, j’ai connu des gens qui étaient probablement sincèrement heureux, bien sûr.

Quand tu vas être parent, tu ne peux pas ne rien changer. Ça, c’est une grosse erreur.

MT : Toi, tu n’étais pas heureux d’être père ?
T :
C’est marrant, je n’ai pas abordé ça de cette façon-là. J’étais peut-être plus heureux de rencontrer Emmanuelle, par exemple. Ça, c’est sûr. Parce que ça, je m’en souviens, de l’état dans lequel j’étais.

MT : Tu ne peux pas dire pour autant que tu étais malheureux d’être père ?
T :
Ah non ! du tout ! Du tout. J’ai pris ça comme ça. Je n’ai pas réalisé que c’était un bouleversement. Et pourtant, c’en est un. Du coup, j’ai essayé de garder des habitudes. En fait quand tu vas être parent, tu as intérêt à te dire : « ma vie va être bouleversée » – la sienne aussi, puisqu’elle commence. Tu ne peux pas tout faire. Tu ne peux pas ne rien changer. Ça, c’est une grosse erreur.

Non, ce n’était pas un choix d’être père.

MT : Ce n’était pas un choix, d’être père ?
T :
Si je suis très honnête, non. Non, ce n’était pas un choix d’être père. Dans le sens où, quand tu as vingt-cinq ans, même si c’est une décision qu’on a prise, tu as une pression de société qui est énorme. Énorme. Et c’est très bien, et je ne regrette pas, mais je ne peux pas dire « on a pris la décision, et on en voulait un ». Oui, on s’est toujours dit qu’on voulait des enfants.

MT : Parce que tout le monde le fait ?
T :
Et voilà.

MT : Tu ne peux pas dire que c’est quelque chose à quoi tu as réfléchi ?
T :
Non. Si j’avais réfléchi à ça, j’aurais eu la démarche que j’ai eue avant. Je n’aurais pas été surpris par ce bouleversement.

Je considère les enfants, même tout petits, en tant que personnes, à part entière.

MT : C’est quoi être père ?
T :
Selon moi, être père, c’est être accompagnateur de ton enfant dans tout ce qu’il fait, ce qu’il va faire. C’est de l’accompagnement. Outre le côté sentimental, le côté amour. Mais en fait, tu es amoureux, enfin amoureux dans le sens père. C’est un autre sujet, l’amour que tu portes à ton enfant. Tu t’occuperais d’un enfant dès sa naissance pendant vingt-cinq ans, tu l’aimerais. C’est ton enfant, tu l’aimes. Mais c’est surtout parce que c’est une personne de qui tu t’occupes. Et j’insiste bien sur le mot personne. J’aime bien considérer les enfants, même tout petits, en tant que personnes, à part entière. Donc pour moi, être père, c’est être un accompagnateur privilégié, dans les deux sens.

MT : Aimant ?
T :
Oui, bien sûr. Sinon, ce n’est pas possible. C’est plus qu’un éducateur. Déjà, ça ne s’arrête jamais. Éducateur, ça s’arrête à dix-sept heures. Mais je vois vraiment ça en termes d’accompagnement, avec toute la compétence, tout l’exemple que tu peux mettre à disposition.

MT : Tu parles de compétence, ça veut dire que tu dois les acquérir ces compétences ?
T :
Non, tu fais avec ce que tu as. Enfin, tu peux les acquérir. Il y a probablement des gens qui se sont mis à faire du piano, en même temps que leur enfant, pour le motiver, pour faire quelque chose avec lui. Je conçois très bien ça.

Je ne me suis pas senti concerné par la grossesse.

MT : Pendant la grossesse, que se passe-t-il dans la tête du père ? Comment as-tu vécu la grossesse, en tant que père ?
T :
Ça m’a échappé complètement. Il n’y avait pas grand chose de changé, en fait. Sauf les derniers jours, parce que tu as ça en tête, donc tu es vigilant. Mais sinon, pour moi, ça ne change rien du tout.

MT : Ça ne t’as pas gêné de ne pas savoir ce qu’il se passait dans ce ventre ?
T :
Non. J’ai cru comprendre que c’était quelque chose d’unique et qu’on était bien malchanceux de ne pas connaître ça, nous les garçons. Quand tu écoutes les filles, enfin si j’écoute Emmanuelle, elle serait prête à refaire un troisième, ne serait-ce que pour cette sensation-là.

MT : Et toi, tu as ressenti une petite frustration ?
T :
Du tout. Tant pis, c’est comme ça. Ça ne me manque pas du tout. Ça pourrait. Pourquoi pas ? Porter la vie, je comprends que ce soit quelque chose d’extraordinaire.

MT : Pendant neuf mois, dans le couple, l’un des deux est quand même beaucoup plus concerné physiquement parlant. Comment le père fait pour s’impliquer, pour se dire que lui aussi il est en gestation ? Il attend bien, lui aussi.
T :
Il attend moins. Parce que, physiquement, il est moins rappelé à l’ordre. Quand un enfant donne un coup de pied, tu sens quelque chose. La seule chose où il peut s’impliquer, c’est d’être beaucoup plus prévenant et plus attentionné, mais je ne vois que ça.

MT : Toi, tu ne t’es pas senti concerné par la grossesse ?
T :
Non, pas du tout. Je ne sais pas si c’est mal ou pas mal, mais je ne me suis pas senti concerné par la grossesse.

Le congé parental.

© Gregor

« Ah ben, on voit que c’est le père qui s’en occupe… »

MT : Comment fait-on pour être père, par rapport à son propre père ?
T :
Au début, tu reproduis, même si tu étais contre. Ça, c’est évident. Moi, j’ai commencé par reproduire. Mais quand on a vu que ça ne marchait pas, on a fait autre chose. On était en conflit, par contre, avec mes parents. Parce qu’on ne faisait pas comme il fallait. Et là, tu as de la pression. Comme il y avait des échecs, ce n’était pas évident. Je te donne un exemple : Cora voulait se faire pousser les cheveux. Exemple typique de la méthode Gordon : les cheveux, c’est quelque chose qui appartient à l’individu. Point final. Tu n’as pas à dire : « tu vas avoir les cheveux comme ça ». Que tu aies les cheveux courts ou longs, ça ne m’empêchera pas de faire de la guitare, ça ne m’empêchera pas d’aller au boulot, ça ne m’empêchera en rien. Donc je me suis mis d’accord avec Cora. Parce que ce qui m’embêtait, c’était qu’elle ait les cheveux jusque là et que je ne voie pas ses yeux. Ça, c’est la première chose qui m’embêtait. Juste, « je veux voir tes yeux ». Elle doit s’en souvenir encore aujourd’hui. Et la deuxième chose, c’est que je n’avais pas envie de la coiffer le matin. Parce que plus les cheveux sont longs, plus on va y passer du temps, donc, puisque ça lui appartient, je voulais qu’elle coiffe elle-même ses cheveux. À trois ans. Et je te promets que le premier jour où Cora s’est coiffée toute seule et que je l’ai amenée à la maternelle, c’est-à-dire à un âge où, normalement, dans cette société-là, les enfants ne se peignent pas tout seuls, (Énorme soupir.) eh bien, là, tu as le regard des autres. « Ah ben, on voit que c’est le père qui s’en occupe… » Elle s’était coiffée toute seule. Une couette qui partait d’un côté. On voyait que c’était fait soit à l’arrache, soit par quelqu’un qui s’en foutait. On voyait que ce n’était pas fait par quelqu’un qui savait coiffer. Normal. Par contre, un ou deux ans après, elle se coiffait très bien, aussi bien que les autres, mais toute seule. Et on n’a plus jamais parlé des cheveux. C’était un problème réglé. Tout ça pour expliquer qu’avec mes parents, on a eu des conflits, carrément des confits. On ne faisait pas comme il faut. On leur amenait des enfants qui parlaient. Ben oui, ils répondaient. Pas insolemment, mais ils répondaient. Par exemple, premier jour où ils sont là, Cora chante, à table. Papy – mon père – : « Cora, on ne chante pas à table ». Cora ne chante plus. Deux jours après, mon père se met à chanter à table, sans s’en souvenir. Que fait Cora ? « Papy, on chante pas à table. » Eh bien, elle est mal élevée ! Eh oui. Parce que ce n’est pas dans sa façon d’élever les enfants, ce n’est pas comme ça qu’il a fait. Moi, je trouvais ça géant. « Ah, dis donc, elle a son caractère, hein. » Ah oui, mais si tu chantes à table, faut être con, aussi, je m’excuse, mais… Ça m’a beaucoup fait rire.

MT : Ne penses-tu pas que le fait de ne pas élever tes enfants de la même façon le remet en cause en tant que père ?
T :
Je ne suis pas sûr parce que je pense que plus tu vieillis, plus tu as l’impression d’avoir raison sur les choix que tu as faits. Ou tu ne veux pas reconnaître que tu as eu tort – ce sont des choix importants, quand même. Donc ça ne les a pas empêchés de mettre de l’eau dans leur vin et de toujours prendre les enfants régulièrement. Pour ça, ça n’a pas fait de lésion. De toute façon, ils ont fait du mieux qu’ils pouvaient. Je ne veux pas cracher dans la soupe, juste parler du goût qu’elle a. Et puis, moi aussi, je fais du mieux que je peux. Forcément.

Le fait que j’aie pris un congé parental, ça aussi, c’était contre la pression de la société.

MT : D’où vient ta décision de prendre un congé parental ?
T :
Le fait que j’aie pris un congé parental, ça aussi, c’était contre la pression de la société. Parce que c’était en 1988. Et en 1988, il n’y avait rien qui était fait pour, ne serait-ce qu’au niveau salaire.

Je n’arrivais pas à faire ce que j’avais envie de faire, du fait que j’avais un enfant. Parce qu’il fallait s’occuper de l’enfant.

MT : Tu l’as pris dès la naissance de Cora ?
T :
Elle devait avoir six mois. Alors la première chose, c’était qu’à mon boulot, je n’étais pas super éclaté. J’avais un boulot, mais ça ne me dérangeait pas d’en faire moins. Et la deuxième chose, c’est que je n’arrivais pas à faire ce que j’avais envie de faire, du fait que j’avais un enfant. Parce qu’il fallait s’occuper de l’enfant. Donc le boulot me prenait dix heures par jour. L’enfant, naturellement, me prenait à peu près dix autres heures, hein, si tu te lèves la nuit et tout ça. Et du coup, la guitare, c’était fini. Ça, je ne l’ai pas accepté. Donc, soit tu ne t’occupes plus de l’enfant et tu joues de la guitare, soit il y a peut-être un moyen, c’est de prendre un congé parental. Je gagne moins de sous. D’accord. Je m’assois sur ce que l’on pense de moi. Très bien. Je m’assois sur ma carrière. Très bien. Même si j’étais convaincu que ce n’était pas vrai. Parce que ce n’est pas vrai. Par contre, je vais gagner quatre ou cinq heures par jour, j’en prendrai un petit peu pour faire de la musique, j’en aurai un peu plus pour Cora : tout le monde est gagnant. Ma démarche a été celle-là.

MT : C’est ta démarche, mais vous étiez deux dans l’histoire.
T :
Emmanuelle était d’accord… – C’est tout à fait vrai ce que tu dis. – Elle était partante. Parce que ça nous permettait d’aller chercher l’enfant plus tôt, parce que du coup je faisais à manger, je m’occupais plus de la maison.

MT : Et elle était partante pour être la seule qui travaille, qui ramène l’argent ?
T :
Pas tout à fait la seule parce que j’étais à mi-temps. Je n’avais pas lâché mon boulot. C’était un congé parental, jusqu’au troisième anniversaire de l’enfant, mais un congé de mi-temps.

L’employeur ne pouvait pas refuser.

MT : Ça fonctionne comment ? Tu touches des indemnités ?
T :
Rien du tout. À l’époque, on n’avait rien du tout. J’avais mon salaire coupé en deux. J’étais en congé tous les après-midi. Tu étais autorisé à ne travailler que quatre heures par jour tout en gardant ton boulot, que tu pouvais récupérer à plein temps après. L’employeur ne pouvait pas refuser.

MT : Pourquoi ?
T :
C’était dans le statut, dans les textes, même au niveau de la loi. Je ne crois pas que ça ait changé. Mais c’est rare. Tu prends un congé sans solde, il faut quand même l’autorisation du service. Tu prends un congé pour formation, il faut l’autorisation. Congé parental, pas. Il suffit d’avoir un enfant de moins de trois ans.

MT : Alors pourquoi à mi-temps ?
T :
Parce que je voulais garder mon travail, pour garder la main. Je ne voulais pas me déconnecter complètement, d’une part. D’autre part, parce que financièrement, c’était un petit peu violent. Quand Mathis est né, on a pris un mi-temps chacun avec Emmanuelle. Là, c’était hard.

MT : En même temps, est-ce qu’il n’y a pas des choses que tu peux faire à la main ? On dit bien « le temps, c’est de l’argent ».
T :
Oui, tu veux dire est-ce que tu dépenses moins ? Ça ne fait rien, si tu gagnes plus, tu gagnes plus, au final, quand même. C’était limite. On ne s’est jamais plaint. Mais… Je ne sais pas si j’avais gardé les cours de guitare… Je crois que c’est la seule chose que j’avais gardée parce qu’ils n’étaient pas très chers.

Les difficultés sont essentiellement des difficultés de société.

« Mon fils est un feignant. »

MT : Quelles ont été les difficultés pour arriver à ce congé parental ?
T :
Les difficultés sont essentiellement des difficultés de société. Faire face à tes parents déjà. « Le garçon qui prend un congé parental ?! Mon fils est un feignant. » Ou « tu vas massacrer ta carrière. » « Ne fais pas ça. » « C’est une connerie. » Etc. Au boulot, bien sûr, c’est ce qu’on te dit aussi. Tu n’as plus de carrière, c’est terminé. Ce qui est faux. Il faut savoir que c’est faux. Dans les grosses sociétés – j’étais à EDF –, il y a mille métiers. Même si le cœur de métier, c’est l’électricité, tu as quand même mille métiers. Chez Michelin, c’est pareil. Dans toutes les grosses boîtes, tu as beaucoup de métiers. Et, du coup, faire ta carrière, c’est quoi ? C’est être au bon moment, au bon endroit. Et j’ai avancé comme ça. J’ai avancé parce que je connaissais un domaine à un moment. Quelqu’un avait besoin de quelqu’un et me connaissait. Hop ! Eh bien voilà. J’ai monté comme ça. Donc c’était une question d’opportunités.

MT : Ce n’est pas une question d’heures passées au boulot ?
T :
Alors, d’abord, ce n’est pas une question d’heures passées, et, après, ce n’est pas une question de ce que tu fais en dehors de ton boulot. On s’en fout. Du moment que tu vas rendre le service pour lequel on t’embauche. Donc j’étais convaincu que ce n’était pas un frein du tout. Par contre, quand on n’a pas besoin de toi, on te dit que c’est parce que tu as pris un mi-temps. Ça, j’en suis bien convaincu aussi. C’est clair.

MT : Pour les femmes, on dit quand même que c’est un frein et c’est vérifié. C’est peut-être sociétal aussi ?
T :
Oui, je pense. Je peux seulement dire que, pour moi, ça n’a pas été un frein. Mais, tu sais, dans une grosse boîte, tu prends une femme, elle connaît un chef qui a les moyens de la recruter ou de la prendre dans son équipe, si elle a fait son contrat moral, qu’elle est compétente et que le gars la veut, eh bien il l’a. Que tu sois homme ou femme, c’est une question d’être là au bon moment, au bon endroit.

Tous les jours, j’avais l’impression d’être en vacances. Je retrouvais le temps de vivre. Même si j’avais un enfant.

MT : Quelles sont les facilités pour ce congé parental ?
T :
La première facilité, c’est que l’acceptation est obligatoire. Il suffit de faire la demande. Une fois que tu as passé l’entretien de « est-ce que vous êtes sûr ? », c’est très facile. Tu n’es pas obligé d’argumenter, de monter un dossier. Tu as signé, tu as fait la demande, tu l’as. Paf. Pour ça, c’était très facile. La deuxième chose que j’ai trouvée très facile, c’est que, tous les jours, j’avais l’impression d’être en vacances. C’était terrible. J’arrivais le matin. Je faisais du huit heure et demie, midi et demie. Je repartais quand il faisait jour. J’arrivais chez moi, il restait une grande demi-journée. Je faisais mes deux heures de guitare. J’allais chercher Cora à trois heures et demie, quatre heures. Donc très tôt. Très très tôt par rapport aux autres. Je retrouvais le temps de vivre. Même si j’avais un enfant. Donc ça, pour moi, très facile.

Mon chef ne me l’a jamais pardonné.

MT : Et le regard des autres ?
T :
Le regard des autres, ça dépend quels autres. Si ce sont des gens comme toi, comme des amis proches, ce sont des regards bienveillants, voire admiratifs – même s’il n’y a rien à admirer. Et puis, il y a les autres qui se résignent, comme mes parents – ils ont bien été obligés de se résigner : ce n’est pas pour ça qu’ils ne me voyaient plus, ça s’est passé, ça s’est calmé – et des gens complètement hostiles, oui, mon chef. Mon chef ne me l’a jamais pardonné. J’ai plafonné là où j’étais. Il a fallu que je change de poste pour retrouver un déroulement normal.

MT : Donc ça joue quand même sur la carrière.
T :
Ça joue, tant que tu restes avec le même bonhomme. Mais à EDF, c’est quoi, une carrière ? À EDF, tu as des postes qui se libèrent, tu as des gens qui postulent, tu as des entretiens, tu es le meilleur, tu es pris.

MT : Et quand tu allais chercher Cora à l’école, n’étais-tu pas le seul papa ?
T :
Eh bien non. Il y avait beaucoup de mamans, effectivement. Ça, c’est très bien. (Rires.) Non, mais, sérieusement, je ne me suis jamais posé la question.

MT : Tu n’avais des regards du type « qu’est-ce que cet homme fait là à quatre heures de l’après-midi ? »
T :
Non, je n’ai pas ressenti ça. Non, non. Et puis aussi bien la nounou que la crèche, elles étaient au courant que j’étais à mi-temps. Donc, limite, elles se demandaient pourquoi je venais la chercher si tard. (Rires.)

Mes parents pensaient que ce n’était pas normal.

MT : Et les regards sur Emmanuelle ? Personne pour sous-entendre que c’était à elle de le faire ?
T :
Alors on en revient toujours aux gens qui sont proches, donc mes parents. Sa maman trouvait ça très bien qu’Emmanuelle aille travailler, gagne de l’argent et puis que je m’occupe des enfants. Mes parents, surtout mon père, pensaient que ce n’était pas normal. Mais sans plus, quoi. Une fois la crise passée…

La seule lutte, c’est la lutte contre la pression sociale.

MT : Finalement, vous avez fait ça, à deux – parce que le congé parental de l’un, c’est un choix qui se fait à deux –, à une époque où ça ne se faisait vraiment pas, et en fait ça a été relativement facile et bien vécu, apparemment.
T :
Ah oui. On n’a pas souffert de ça. Ce n’est pas un choix qui nous a contraints après.

MT : Ça n’a pas été un parcours semé d’embûches, d’obstacles et de luttes.
T :
Ah non, non. La seule lutte, c’est la lutte contre la pression sociale. Après, une fois que c’est fait, on s’habitue à tout, hein.

On n’a jamais ressenti de souffrance par rapport à cette décision.

MT : Oui, mais parfois la pression sociale est beaucoup plus forte.
T :
Oui, parce que tu la ressens comme ça. Là, probablement qu’on a fait abstraction de ça. Je n’ai aucun souvenir d’une pression qui fait que je souffrais de ça. Ça ne m’a pas atteint du tout. Emmanuelle, je ne pense pas non plus, elle m’en aurait parlé.

MT : Finalement, tu as l’air de dire que là où la pression se fait la plus présente, c’est avec tes parents, ce qui n’est pas énorme.
T :
Ce qui n’est pas énorme. Ce n’est pas énorme, parce qu’on ne les voyait pas beaucoup. Et puis, si tu sens cette pression-là avec tes amis, tu auras tendance à ne plus les voir. On n’a jamais ressenti de souffrance par rapport à cette décision. Je te promets que je me sentais en vacances. Et pendant quatre ans !

MT : Donc tu le conseillerais ?
T :
Ah, mais moi je le referais ! Si je pouvais prendre un mi-temps maintenant ? Pas parental, mais un mi-temps grand-parental ? – Non, non, restez calme, les enfants !… – Un mi-temps, oui, je le reprendrais bien.

Je me suis dit : « il faut que je m’en occupe tout de suite, très vite, sinon je ne vais jamais le faire ».

MT : Et tu le conseillerais à un père ?
T :
Pour s’occuper des enfants ? Oui, je mettrais ça dans la boîte à conseils aussi. Je me souviens d’une réaction que j’ai eue. Je me suis dit : « il faut que je m’en occupe tout de suite, très vite, sinon je ne vais jamais le faire ». Le changer, dès le début. À deux jours. Un, je ne le ferai jamais, parce que je n’aurai pas envie de le faire, parce que je n’oserai jamais. Et deux, parce que la femme, qui est la maman, elle non plus n’acceptera pas. Parce qu’il y a les deux dans le fait que l’un s’occupe de l’enfant ou pas. Il y a l’autre aussi qui veut ou ne veut pas. Et je me souviens avoir eu cette démarche-là. « Faut que je le fasse. » « Je vais le faire maintenant pour m’habituer. Parce que sinon, ça se passera comme d’habitude et je ne vais jamais m’en occuper. » Et ça ne s’arrête pas aux couches, hein. Donc, oui, je le conseillerais aux parents. Après, je comprends que financièrement ça ne soit pas possible. Qu’il y ait du boulot. Bon, j’accepte tout ça. Je n’ai pas envie de porter de jugement. Mais, par rapport à l’enfant, c’est génial. Génial, dans le sens où il y a un vrai partage de vie.

MT : Tu penses que ta relation avec tes enfants est différente de celle de Emmanuelle avec eux ?
T :
Non. Je ne pense pas. En fait, je pense que ça a dû rééquilibrer un peu. Emmanuelle est très portée sur la relation et moi pas trop. Du fait que je m’en suis plus occupé, je pense que ça a un peu rééquilibré.

MT : Tu le conseillerais pour le bien-être de l’enfant ?
T :
Des deux.

Tu trouves une douceur de vivre alors que tu es dans un grand bouleversement.

MT : Pour le bien-être du père ?
T :
Oui. Dans le sens où tu trouves une douceur de vivre alors que tu es dans un grand bouleversement et que la société actuelle ne te laisse pas le temps de faire les choses. Du coup, ça équilibre un peu dans le « je prends le temps de vivre ». Je prends le temps de faire les choses. Je ne change pas la couche de mon bébé rapidement, parce que je n’ai pas le temps. Je change sa couche, je prends le temps de la changer et de bien la mettre. Et c’est pareil pour l’habiller, pour l’amener à l’école. Quand tu ne cours pas pour l’emmener à l’école, c’est quand même mieux que quand tu cours. Ce n’est pas pour ça que l’enfant ne pleure pas, hein. Tu retrouves les mêmes problèmes que les autres. Mais je pense que ça arrondit un peu les angles.

MT : Qu’était une journée type pendant ce congé ?
T :
Journée type. Je me levais le matin de bonne heure pour essentiellement déjeuner, m’habiller et préparer les enfants. On faisait ça à deux, avec Emmanuelle. Comme c’était moi qui étais à mi-temps, je me permettais d’aller chez la nourrice, à pieds, parce qu’on n’avait pas de voiture. J’amenais Cora chez la nourrice, j’allais au boulot, je mangeais au boulot, je revenais, je faisais deux heures de musique, je m’occupais de la maison, j’allais chercher Cora et après je m’occupais d’elle.

MT : T’occuper de la maison, c’était quoi ?
T :
Les courses, le marché. Le repassage. La lessive, le ménage, la vaisselle.

Ah oui, m’occuper d’enfants, de façon générale, je n’aime pas trop.

MT : Et une fois que tu avais récupéré Cora ?
T :
Essentiellement la préparer, elle. Prendre son temps avec elle et préparer à manger. Le bain. Ce n’était rien d’extraordinaire. Si, je me souviens, avec Mathis, on passait du temps à aller se promener. Parce qu’on habitait à côté d’un bois.

MT : Donc, ce n’était pas que des activités de soin et d’hygiène ? Il y avait aussi du loisir.
T :
Oui. Je n’en ai pas forcément le souvenir, parce que ce n’est pas quelque chose qui me passionnait, les jeux. J’ai occulté un peu ça. Ah oui, m’occuper d’enfants, de façon générale, je n’aime pas trop. Mais, là, je le faisais. Oui. Mais non, ce n’est pas mon truc. Ce n’est pas mon truc d’empiler des cubes, parce que je sais les empiler.

MT : Avec le recul, tu as quelle vision de ta vie à ce moment-là ?
T :
Je pense que malgré tout c’était la course quand même. Même si je prenais plus le temps de faire. C’était la course tout simplement parce que je voulais faire deux choses à la fois. Enfin pour moi.

MT : Quelles choses ?
T :
De la musique et être avec les enfants.

MT : Et ton boulot. Donc trois choses.
T :
Ah oui, accessoirement. (Rires.) Tu as raison, ça fait trois choses. C’est pour ça que je dis que je ne m’étais pas rendu compte à quel point c’était un bouleversement. Et si tu n’as pas ça en tête, c’est beaucoup plus difficile.

Aujourd’hui, je suis dans un état de grâce. Mes enfants sont autonomes et mes parents aussi.

MT : C’est moins la course, aujourd’hui ?
T :
(Soupir d’aise.) Aujourd’hui, je suis dans un état de grâce. Mes enfants sont autonomes et mes parents aussi. Et c’est vraiment un état de grâce, parce qu’après, les ennuis, je pense, vont commencer. Forcément. Mes parents sont en train de vieillir. Et puis après les petits-enfants vont arriver. Etc. Là, ça fait, quoi, cinq ans, que c’est vraiment un état de grâce où j’ai le temps de faire plein de musique. Je prends le temps de faire les choses. On fait de la danse avec Emmanuelle. On prend le temps de manger. On prend, une heure à une heure et demie tous les soirs à manger. Tranquilles. Tous les deux, tous les trois, tous les quatre. En fonction des enfants qu’il y a. Même avec les enfants.

Aussi bien les enfants que moi, on en a tiré plus que si je ne l’avais pas fait.

MT : Ce serait à refaire ?
T :
Je le referais. Parce que, aussi bien les enfants que moi, on en a tiré plus que si je ne l’avais pas fait. Et je pense que j’ai été proche de mes enfants de ce fait. Du fait que je m’en suis occupé. Déjà, je peux en parler. Et je m’en suis vraiment occupé. Je ne dis pas que je jouais aux cubes pendant des heures. Mais je m’en suis occupé.

MT : Il n’y a pas que les cubes. Il y a beaucoup de papas, justement qui travaillent énormément, qui voient très peu leurs enfants, qui rentrent juste pour jouer un peu avec les enfants.
T :
C’est très bien, c’est très bien. Mais je trouve que c’est surfait. Parce que je ne suis pas sûr que ça les éclate aussi, hein. Si on veut voir comment s’éclatent les pères avec les enfants, il suffit d’aller dans un parc de jeux, un parc public, avec des balançoires et tout. Et on comprend très vite. Dans le square, je vois très peu, voire pas du tout, de pères qui s’éclatent sincèrement avec leurs enfants. Ils sont là parce qu’il faut les sortir. Soit ils ont un bouquin, soit ils matent les minettes à côté, ou discutent. Mais je ne vois pas de gens qui s’amusent. Ce sont des pleurs, des bobos. C’est la galère, quoi. C’est la galère d’aller s’occuper d’un enfant qui joue, parce qu’il n’a pas les mêmes préoccupations que toi. Ça, tu peux l’expliquer à un enfant. « Je passe du temps avec toi, pour jouer, et après j’en ai besoin pour moi. » Et un gamin qui te saute sur les genoux alors que tu as envie de lire ton bouquin quand tu arrives, le soir, que tu voudrais un peu souffler… « Papaaaaaa !!! » Outre le fait de faire un bisou, tu as le droit de lui expliquer. « Écoute, je veux bien jouer avec toi, mais, tout de suite, quand je rentre du travail, j’ai besoin d’un quart d’heure. Tu vois l’aiguille est là, quand elle sera là-bas, je serai pour toi. » « C’est maintenaaaant ! » « Bon, eh bien c’est maintenant. » Alors après, il faut le faire, hein ! (Rires.) Mais un enfant est tout à fait à même de comprendre et il y mettra même un point d’honneur. Par exemple, il dira au grand-père : « Dérange pas Papa, il a besoin de son quart d’heure ! » S’il a bien compris le truc, il revendiquera ça. Sachant qu’après, c’est pour lui.

MT : Après, il faut que tu assures aussi.
T :
Ah bien sûr. Oui. C’est pareil dans la société. Tu travailles pour ton employeur et après ton employeur a intérêt à te payer. Parce que c’est le deal.

C’est une expérience que je referais. Le congé parental fait partie d’un moyen, à disposition, qui te permet d’être un peu plus efficace. Tu as plus de chances que ça se passe bien avec tes enfants.

MT : Et pour conclure ?
T :
C’est une expérience que je referais. Peut-être pas de la même façon, parce que j’ai une maturité, j’ai observé un certain nombre de choses, vécu un certain nombre de choses qui me font dire que je m’y prendrais peut-être différemment. Et peut-être que ça n’irait pas mieux. C’est un domaine tellement complexe, les enfants, que le congé parental fait partie d’un moyen, à disposition, qui te permet d’être un peu plus efficace. Tu as plus de chances, si tu as un moyen comme ça, quoi. Plus de chances que ça se passe bien avec tes enfants. Simplement parce que tu fais un truc un peu pour eux. Ça m’a permis de prendre conscience qu’ils étaient là. Puisque je faisais vraiment un truc en lien avec l’enfant.

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