#3-La Bohème, autopsie d’un cliché

15 janvier 2011
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Nous ne parlerons pas des Gitans dans cet article ! Ou si peu. Étrange, se dit le lecteur attentif que vous êtes et qui a bien remarqué le thème de ce troisième numéro des Fauteuses de trouble. Non, point de pauvres nomades égarés ici, mais plutôt quelques avatars parfois vaguement épris de liberté, qui n’auraient retenu de la vie tzigane que le meilleur. En effet, il est un concept ― au vu des différentes formes qu’elle prend on peut parler de concept ― directement rattaché aux lointains Tziganes mais qui nous est pourtant bien familier : la bohème. Ah « la bohème, la bohème, ça voulait dire, on est heureux », chantait Aznavour, et nous faisait presque rêver de pauvreté…

Au départ, vraiment au tout départ, la bohème prenait une majuscule, un accent circonflexe, et s’appelait la Bohême. C’est qu’au départ, la Bohême est une région d’Europe centrale, située dans l’actuelle République Tchèque, et qui porte toujours ce nom désormais poétique. Prague en est la principale ville. Pourquoi ce nom ? Tout simplement parce qu’elle fut occupée, au 6ème siècle avant Jésus-Christ, par des nomades Celtes appelés les Boïens, n’ayant en fait rien à voir avec les Tziganes, qui eux viennent d’Inde. La Bohême n’est pas la patrie d’origine des Gitans, comme on l’a longtemps crû, leur donnant du coup le nom de Bohémiens.

La Gitane fantasmée : La Gitane d'Edouard Debat-Ponsan

De façon bien logique, les habitants de la Bohême furent, et sont toujours appelés les Bohémiens, cette fois avec l’accent aigu, pour des raisons de prononciation probablement. Le Bohémien, au 15ème siècle est donc celui qui vit en Bohême, et forcément celui qui en vient, à savoir, le pensait-on du moins, les Tziganes. Effectivement, ceux-ci sont visiblement arrivés en Europe de l’ouest en passant par cette région, mais n’en sont pas originaires. Qu’est-ce alors qu’un bohémien ? Le dictionnaire le Trésor de la langue française nous renseigne sur la vision qu’avait le 19ème siècle des Gitans : le bohémien est « membre de tribus vagabondes se livrant à diverses activités artisanales (chaudronnerie, maquignonnage, vannerie, etc.) et disant la bonne aventure ». Mais c’est aussi, sans qu’il ou elle appartienne au peuple tzigane, un « vagabond », ou une personne imitant la vie vagabonde des Gitans, « qui imite la vie vagabonde de ces tribus, ambulant, errant » ou même un « artiste, littérateur, [une] personne vivant sans règles, au jour le jour, hors des cadres sociaux ». La bohémienne quant à elle est « une femme adroite qui sait employer la ruse et les cajoleries pour arriver à ses fins; ou une femme dont les manières sont trop libres, une femme dévergondée ». Jusqu’au 20ème siècle, ces clichés attachés au mot bohémien ont la vie dure, mais nous allons voir que certains sont encore présents aujourd’hui. Surtout, ces définitions témoignent du regard particulièrement négatif porté sur ceux qu’on considérait comme des bohémiens : parmi les reproches qu’on peut leur faire on note ainsi le goût pour la vie errante, le refus de vivre dans le cadre établi par la société, notamment social, la fausseté, la sensualité assumée, tout cela dans une société marquée par l’avènement de la classe bourgeoise désireuse de sécurité, d’enrichissement et d’ordre. Il est intéressant de remarquer que les artistes sont vus comme des bohémiens.

Les artistes sont-ils des bohémiens ? C’est en tout cas comme cela que certains se sont définis au 19ème siècle, au cours duquel on a vu se développer un mouvement appelé la vie de bohème. Le mot se débarrasse alors de sa majuscule, de son chapeau, et devient un mode de vie, appelé aussi par Baudelaire, dans son journal Mon coeur mis à nu, le bohémianisme. Ce goût pour la vie vagabonde, Rimbaud l’évoque magnifiquement dans le célèbre poème du même nom, « Ma bohème », dans lequel errance et création poétique sont intimement liées : « Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course des rimes ».

La bohème, c’est un style de vie, revendiqué et mis en valeur par de nombreux artistes parisiens de la fin du siècle. Mener une vie de bohème, c’est rejeter le modèle imposé par la bourgeoisie, c’est vivre au jour le jour, dans la pauvreté souvent, dans l’insouciance et la jeunesse toujours. C’est bien sûr être libre. Libre d’attaches, libre d’esprit. Parfois, on est un peu excentrique, et souvent aussi un peu artiste. Cette vie est magnifiée par Balzac dans sa nouvelle intitulée Un prince de la bohème, publiée en 1840 et dans laquelle il définit cette philosophie de vie : « La bohème n’a rien, et vit de tout ce qu’elle a ». Mais c’est le roman de l’oublié Henry Murger, Scène de la vie de bohème, datant de 1851, qui donna au mot ses lettres de noblesse. Désormais, le bohémien est nécessairement un artiste pauvre, qui ne vit que pour son art. Il va sans dire que le bohémien est parisien, voire vagabond de quelques quartiers seulement : Montmartre, le quartier latin, l’île Saint-Louis… Pour Murger, la véritable vie de bohème est un moment transitoire de la vie, qui débouche tantôt sur la reconnaissance artistique, tantôt sur la mort, ces deux possibilités coïncidant généralement avec la fin de la jeunesse. La vie de bohème serait finalement une étape initiatrice dans la vie de tout artiste de génie qui se respecte. Nous sommes encore marqués par cette vision des choses aujourd’hui : le véritable artiste, pour être respecté, doit avoir fait ses preuves, parfois pendant de longues années, avoir « galéré », avant d’être enfin reconnu. Ce chemin de croix nous semble logique, conforme à l’idée romantique de l’artiste maudit. Enfin, ça, c’était avant l’avènement de la Star Académie !

Paris bohème, Adolf Hohenstein, peinture d’un décor pour La Bohème, de Puccini.

Cette vie artiste est d’ailleurs portée en étendard par Charles Aznavour dans sa célèbre chanson, qui donne un aperçu très juste non pas de la réalité de tous les artistes mais d’un goût pour ce que la bohème représente :

La bohème, la bohème

Ça voulait dire, on est heureux

La bohème, la bohème,

Nous ne mangions qu’un jour sur deux.

La bohème tant regrettée, « Que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » est ici bien gage de pauvreté mais surtout de bonheur partagé par une jeunesse artiste et amoureuse. Pour manger, « quelque bistrot nous prenait une toile, [...] nous récitions des vers », et tandis que le chanteur parle de « l’humble garni qui nous servait de nid », on imagine la petite mansarde en plein cœur de Montmartre, dans laquelle le peintre, l’auteur, travaille des heures durant, persuadé de son talent :

La bohème, la bohème
Ça voulait dire tu es jolie
La bohème, la bohème
Et nous avions tous du génie

On peut ainsi voir un jeune peintre passer des « nuits blanches » à parfaire son dessin, et finir, au matin dans un bistrot « devant un café crème », et c’est un Paris tout poétique qui est évoqué.

La bohème, la bohème
Ça voulait dire on a vingt ans
La bohème, la bohème
Et nous vivions de l’air du temps

La pauvreté, l’art, mais aussi l’insouciance bienheureuse sont les fondements de cette vie de bohème qui semble avoir disparu pour toujours, avec l’époque, ou avec l’âge:

La bohème, la bohème
On était jeunes, on était fous
La bohème, la bohème
Ça ne veut plus rien dire du tout

Pendant de nombreuses décennies, la bohème est donc intimement liée au monde artistique, s’éloignant ainsi de ses origines véritablement vagabondes. N’oublions pas que l’artiste, tout épris de liberté qu’il est, n’en cherche pas moins la consécration et espère bien un jour ou l’autre vivre de sa plume, de sa guitare ou de son coup de pinceau. Il a choisi cette vie insouciante, mais ne souhaite pas non plus qu’elle s’éternise ! Passée de mode dans les années 1980, la bohème a refait son apparition assez récemment. On a alors pu constater qu’elle s’était encore plus affranchie de sa première identité, avec l’apparition controversée des fameux Bobos, les bourgeois-bohème. Ce concept d’une bourgeoisie bohème est « inventé » par l’auteur anglais David Brook, qui remarque dans son livre Bobos in Paradise, paru en 2000, la transformation des yuppies des années 80. La jeune bourgeoisie montante, lassée d’une vie trop matérialiste, commandée par la soif de la réussite sociale et l’appât du gain, se serait progressivement rapprochée de valeurs plus humaines, plus simples, plus poétiques et plus morales, mêlant un idéalisme hérité des sixties au libéralisme des années 80. De là, l’auteur tire ce désormais célèbre oxymore, qui allie la bourgeoisie, donc la sécurité financière et sociale, à la vie de bohème, dont on rappelle qu’elle est censée êtres pauvre et insouciante. C’est que le bobo est un savant mélange de ces deux éléments présumés contraires : il n’a aucun souci financier, mais rejette, enfin c’est du moins ce qu’il prétend, les valeurs de sa classe. Il veut vivre au jour le jour, tout en sachant qu’il peut se le permettre puisque le compte en banque et le frigo sont toujours pleins. Surtout, il prétend, malgré le confort que lui apporte sa classe sociale, agir contre les valeurs qu’elle représente, c’est-à-dire avec morale et conviction. Peu à peu, le bobo s’est par exemple rapproché des mouvements écologiques et citoyens. Bref, il veut le confort de la vie bourgeoise sans en avoir l’apparence. Veut-il pour autant le beurre et l’argent du beurre ? Il va sans dire que le bobo est lui aussi, ne l’oublions-pas, victime de la baisse générale du niveau de vie que nous connaissons, et qu’il ne peut peut-être tout simplement pas vivre comme ont vécu ses parents. Le bobo n’a pas non plus choisi de naître dans son milieu, et après tout, il a bien le droit de se sentir concerné par l’écologie. Ce n’est pas parce qu’on est bourgeois ― on peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de ce terme aujourd’hui― qu’on est forcément un capitaliste égoïste et insensible.

Sienna Miller en robe et chignon bohème à la première de Factory Girl
Photo de Caroline Bonarde Ucci [GFDL CC-BY-3.0 (www.creativecommons.org/licenses/by/3.0)], via Wikimedia Commons

La bohème est devenue, depuis un certains temps, plus une apparence qu’une véritable philosophie de vie telle qu’elle a pu l’être au 19ème siècle. C’est à ce titre qu’elle hante maintenant les podiums des défilés et les manifestations artistiques où pléthore de stars se plaisent à prendre une allure, une jupe, une robe bohèmes, ou un style, un chignon, des bijoux bohémiens. Le style bohémien, c’est quoi, se demandera le lecteur, alors qu’il l’aura pourtant maintes fois observé dans la rue sans forcément en connaître le nom. Pour l’avoir, il faut se doter d’un certain nombre de nouveaux habits et accessoires : jupons, tuniques et robes fleuries en matières naturelles et légères, dentelles, foulards, ceintures, bracelets, sautoirs, créoles, bandeaux pour les cheveux, sacs besace ou à franges, bref, tout l’attirail, de préférence vintage, qui vous permettra d’avoir vaguement l’allure d’une Gitane rescapée des années 60 : on le nomme d’ailleurs aussi le style hippie-chic, car il s’apparente également à la mode hippie des sixties. Il faudra bien sûr arborer une coiffure des plus naturelles : les cheveux lâchés, ou pourquoi pas, le chignon bohème, qui donne l’impression d’être en permanence défait. Que le lecteur, la lectrice, ne se méprenne pas : le style bohème est très joli. Il suffit pour s’en persuader de regarder ses plus belles représentantes, Vanessa Paradis, qui l’adopte presque à chacune de ses apparitions, Nicole Richie, considérée comme l’ambassadrice du genre, ou encore la It-girl anglaise Sienna Miller. Toutes les stars craquent pour le style bohème : Penelope Cruz, Angelina Joli, Kirsten Dunst, Kylie Minogue, les jumelles Olsen, et même Carla Bruni !

Mais on trouve le style bohème également dans la décoration des restaurants ou des chambres d’hôtes notamment, auxquelles il donne semble-t-il une valeur ajoutée, les vacanciers aimant son confort à la fois naturel et cosy, et qui les plonge dans des mansardes de luxe le temps d’un week-end.

La bohème a fait du chemin, depuis l’arrivée des Celtes en Europe centrale. De palaces hollywoodiens en grands hôtels parisiens, elle est maintenant l’apanage d’une élite qui n’a gardé de la vie nomade des Tziganes que l’apparence vestimentaire, relookée qui plus est par les grands couturiers, et d’une bourgeoisie en quête d’une identité politiquement plus correcte que celle de ses parents. Ironiquement, les quartiers parisiens de la bohème d’antan sont aujourd’hui devenus inabordables : les bobos, entre autres, ont tant fait grimper les prix que les quartiers autrefois populaires comme Montmartre sont maintenant les repaires des gens les plus riches. Les bohémiens, les vrais cette fois, on dû abandonner leur Paris bohème et reprendre la route. Charles Aznavour avait raison.

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One Response to #3-La Bohème, autopsie d’un cliché

  1. Romain
    27 mars 2016 at 16 h 00 min

    Merci et bravo pour cet article. Il retrace l’histoire d’un mot, d’un concept, riche, complexe, de façon très claire.

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