#3-Carmen, femme libre

15 janvier 2011
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Présentation du film de Carlos Saura, « Carmen, inspiré des œuvres de Mérimée et de Bizet ».

« L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais jamais connu de lois… » : on peut parier sa dernière chemise que même ceux qui ne savent pas discerner la musique classique de la musique d’ascenseur connaissent cet air, extrait de l’opéra français de Bizet (1875) le plus célèbre dans le monde. D’ailleurs, je vous encourage à l’écouter en lisant ces quelques lignes : pour vous mettre dans l’ambiance !

À la rencontre de la grande figure gitane


Carmen, la Carmencita, l’héroïne, est sûrement la gitane la mieux connue des payllos (1). Peut-être parce qu’elle est sortie de l’esprit d’un payllo justement, l’écrivain français Prosper Mérimée, qui se prélasse avec un bonheur certain dans le XIXè siècle romantique. L’exotisme y est à la mode, et les Bohémiens (2) d’Espagne sont un sujet prisé. Il publieCarmen en 1845, soit quinze années après plusieurs voyages en Espagne andalouse, ce à quoi le narrateur archéologue de Carmen offre un écho : il est ravi de rencontrer un brigand – « On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain charme à se trouver auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux et apprivoisé. » (3) Ce dangereux brigand, apprivoisé par un cigare et un jambon, a suffisamment de charme pour que notre archéologue décide de le sauver des gendarmes. Bien lui en a pris, puisque quelque temps plus tard il sera sauvé à son tour par ledit brigand d’une autre aventure exotique : le narrateur se retrouve chez une Bohémienne sensée lui dire la bonne aventure, mais qui n’est en fait intéressée que par sa montre et sa bague en or. Le brigand et la Bohémienne ne sont autres que don José et Carmen bien sûr! Enfin nous y voilà, vous dites-vous, et que de détours pour en arriver là ! Oui, mais justement : dans la nouvelle de Mérimée, l’histoire de Carmen, racontée par le brigand don José, n’occupe qu’un chapitre, le troisième – certes le plus long, sur les quatre qui composent l’œuvre. Et ce n’est sûrement pas pour rien, n’est-ce pas ? Et bien, cela dépend des points de vue. Pour Georges Bizet, si. Son opéra ne s’intéresse qu’au fameux chapitre trois, laissant l’archéologue à ses fouilles. Mais pour Carlos Saura, c’est une autre histoire : son film, sorti en 1983, transposition bien plus qu’adaptation, reprend ces différents emboîtements de récits, menant la chose plus loin encore en mêlant diantrement fiction et réalité.

Une histoire somme toute assez banale, d’amour, de jalousie et de mort

Le chapitre trois de Carmen, c’est une histoire somme toute assez banale, d’amour, de jalousie et de mort. Rappelons-la rapidement : don José, jeune noble basque en exil suite à un duel, est séduit par la cigarière Carmen, qui vient de refaire une beauté au couteau à une collègue ouvrière de la manufacture de Séville. Il la laisse s’enfuir et prend sa place en prison. Elle le récompensera d’une nuit d’amour qui le rend fou, le malheureux, et qui va le conduire de Charybde en Scylla : déserteur, contrebandier, voleur, meurtrier enfin. La coupe est pleine, abondamment remplie par les caprices de Carmen, qui joue à « Je t’aime moi non plus » et le rend fou de jalousie en s’acoquinant tour à tour à un colonel, un Anglais, un picador… sans parler de son rom, c’est-à-dire son mari. Pour finir, il la tue, puisqu’elle lui refuse l’exclusivité et qu’il en a marre de poignarder tous ses amants. La mort de Carmen est bien plus un suicide qu’un meurtre, dans lequel elle l’encourage et le guide, persuadée qu’elle est d’accomplir son destin, lu dans les cartes et autre lièvre traversant la route. Don José se suicide à son tour puisqu’il va se rendre à Cordoue, où il est condamné à mort. C’est la veille de son exécution qu’il raconte sa tragédie au narrateur venu lui rendre visite en prison.
L’argument suffit presque en lui-même pour l’opéra de Bizet, qui le magnifie par la musique et le chant. Il ajoute cependant un nouveau personnage, celui de Micaëla, la fiancée politiquement correcte de don José, à savoir pure, douce, naïve, en contraste et faire-valoir de la farouche et dévergondée Carmen (Carlos Saura estime que chez Bizet, elle est une putain, ni plus ni moins).
Les œuvres de Mérimée et Saura font de l’argument Carmen la perle centrale d’un récit aux ramifications plus complexes.

Carmen est bleue comme une orange


Le film de Carlos Saura met en scène un danseur et chorégraphe de flamenco célèbre, Antonio Gadès, qui monte un Carmen flamenco. Il met un certain temps à trouver la danseuse susceptible d’interpréter le rôle de la Carmencita. Il la trouve enfin, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils tombent amoureux. Enfin, il tombe amoureux, c’est sûr ; quant à elle, allez savoir… Car tout est fait dans le film pour ne pas savoir avec certitude, les personnages de danseur se confondant avec ceux de l’histoire de Carmen (Antonio joue don José, Carmen est jouée par… Carmen ! ce qui ne simplifie pas les choses pour une critique… on se concentre !), et même avec les acteurs réels (Antonio Gadès interprète son propre rôle, et Laura del Sol, l’actrice qui joue Carmen, avoue que ce n’était pas pour elle un rôle de composition, tant le personnage était proche d’elle). (4) La fiction de Carmen se mêle constamment à la (fausse) réalité des coulisses d’un spectacle, et on y perd son latin dans le plus grand des bonheurs que donne à voir cette double tragédie.
« Une sorcière, une servante du diable. »
Or la mise en abyme que propose Saura est explicitement présente dans le texte source. Chez Mérimée, on l’a vu, deux chapitres sont nécessaires pour introduire l’histoire de Carmen proprement dite. Ils permettent d’abord de présenter les protagonistes en les mettant en présence d’un tiers étranger, le narrateur, dont le rôle est d’orienter notre interprétation. Indirectement, par tout un réseau de symboles d’inspiration biblique ambiguë : la rencontre initiale du narrateur et de don José se fait auprès d’une oasis, une source inespérée sous un soleil harassant qui a fait « donner au diable de bon cœur César et les fils de Pompée ». La pelouse qui s’avère davantage marécage est un drôle de jardin d’Eden sous le signe du diable, et le premier échange est scellé par le feu, celui qui permet de consumer un cigare. Ce détail est repris par Carlos Saura dans son film lors du premier face à face entre le chorégraphe Antonio et la danseuse Carmen, qui fait ses premiers pas de danse une cigarette à la main, allumée par Antonio bien sûr. De même, la première rencontre d’Antonio et de Carmen a lieu lors d’un voyage de ce dernier à Séville, rappelant la rencontre de l’archéologue et de la Bohémienne, « une sorcière, une servante du diable » (3) à Cordoue, autour d’un cigare (encore !) et parce que « en voyage, il faut tout voir. » On pourrait multiplier les exemples qui mettent l’histoire sous la coupe de Satan : devinez quelle est le nom de la rue où don José séduit laisse s’échapper l’oiseau rebelle Carmen ? La rue du Serpent… Certes Mérimée n’a pas remplacé les oranges par des pommes, mais on sent que ça a dû le démanger ! Et toute cette diablerie a un parfum de séduction irrésistible, pour le narrateur comme pour le lecteur. Les fleurs du mal enivrent. La structure serpentine de Mérimée aussi : les deux chapitres préliminaires au récit de don José ont aussi pour fonction de mieux prendre le lecteur dans ses filets, grâce à une logique de répétitions imparable. Lorsque le jeune noble, déchu et aux portes de la mort, commence son récit, on est mûr, à point : on veut savoir, on ne s’étonnera plus de rien, on aime don José, on adorera Carmen.

Le mythe de la femme libre

Comment adorer Carmen ? Cette ensorceleuse qui n’en fait qu’à sa tête et ne respecte rien ni personne ? Parce qu’elle nous est montrée à travers l’amour de don José, et que sa passion est contagieuse, admirablement relayée par la magie du verbe de Mérimée, puis par celle de la caméra de Saura. Carmen, c’est le mythe de la femme libre, d’autant plus puissante et insaisissable qu’associée à une culture machiste. Dans le film, certaines phrases du texte de Mérimée sont citées in extenso, soit par les personnages directement, soit en voix off, sans qu’on puisse décider réellement si ce sont les pensées d’Antonio ou des citations (bon, en fait, à moins de connaître la nouvelle de Mérimée par cœur, on croit bien sûr que ce sont les pensées d’Antonio !). Ainsi : « D’abord elle ne me plut pas, mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent jamais quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi. » (3) Mais chez Saura, toutes ces références sont liées à la danseuse interprète de Carmen. Dans le dédoublement – redoublement ? – du film, l’intrigue principale se focalise sur l’histoire d’amour entre le chorégraphe Antonio et la danseuse Carmen. C’est là qu’est la force du film : bien sûr, c’est un film de flamenco, qui présente une interprétation flamenca flamboyante de l’histoire de Carmen. Mais c’est aussi, surtout, un film sur la femme dans l’Espagne des années 80. C’est la décennie de la Movida, post franquiste, placée sous le signe de la modernisation, de la liberté, et de la libération des femmes. La jeune danseuse Carmen est une jeune femme libre, qui prend sa vie en main. « Tu sais, j’obtiens toujours ce que je veux » prévient-elle Antonio avant même d’avoir le rôle. Et à la fin, lorsqu’elle vient d’être surprise nue dans la salle des costumes avec un autre danseur (sur le chant « Tralalala » de Bizet, qui est la seule excuse donnée au cocu don José dans l’opéra…), elle lui redit : « Je suis libre. Je fais ce que je veux », en écho à la Carmen de Mérimée qui répond à la jalousie de don José : « Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout commandée. Ce que je veux c’est être libre et faire ce qu’il me plaît. » (3)
« … Et si je t’aime, prends garde à toi ! »

Ce que veut la danseuse Carmen, c’est le rôle de la gitane Carmen dans le spectacle du plus grand chorégraphe de flamenco. Et ce rôle, c’est un travail, qui permet à la jeune femme qu’elle est d’être indépendante, de sortir de la sphère privée. Et par conséquent de choisir sa vie, sa vie sexuelle entre autres. Laura del Sol raconte que ce message a été parfaitement compris par les femmes qui ont vu le film, qui ont été des centaines à l’attendre en fin de projection pour la remercier, parce qu’elles s’étaient complètement identifiées à la jeune danseuse espagnole. Carlos Saura confirme que c’était bien son propos : « Carmen, dans mon film, elle décide tout, non ? ». Elle décide même d’obéir à Antonio le chorégraphe dans une scène fantastique, véritable domptage de la danseuse indocile (il lui fait répéter un pas de danse qui la montre davantage taureau que femme, fonçant tête baissée sur lui, qui la provoque en vrai toréador). Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette obéissance n’est qu’un moyen pour mieux maîtriser son corps par la danse, et ainsi pour mieux dominer sa vie. Ce que ne saura faire Antonio, qui s’enlise dans son amour et ne sait bientôt plus faire la part de la réalité et de la fiction. Celui qui a façonné la flamenca Carmen va se retrouver tel Pygmalion emprisonné dans et par son œuvre, victime de la jalousie et des préjugés machistes des droits de l’homme sur la femme. Il la veut pour lui tout seul. (5) Cette chute aux accents psychotiques est remarquablement servie par le montage du film : entre les scènes consacrées à l’histoire des danseurs s’intercalent des scènes de répétition duCarmen flamenco, mais au fur et à mesure que le film progresse, on comprend de plus en plus tard qu’il s’agit d’une répétition, voire, pour l’ultime scène, on ne le comprend pas. Mais faut-il le comprendre ? C’est ce qui reste à décider… Par exemple, la scène du poker entre don José/Antonio et le mari de Carmen (mari de la danseuse espagnole et mari de l’héroïne de Mérimée, aïe, vous suivez toujours ?) : de manière simple, le plan, comme presque tous les autres, commence dans la salle de répétition ; certains jouent au poker, d’autres regardent. Antonio agresse le mari et s’ensuit un duel flamenco. Pour des danseurs devant d’autres danseurs, et devant Carmen en particulier, ce duel est réaliste, on peut y croire. Et lorsqu’Antonio frappe à mort le mari, que Carmen jette sa bague sur lui et s’affiche publiquement auprès de son amant, on pense toujours que ce sont les danseurs qui jouent. L’énorme émotion sur le visage d’Antonio semble le confirmer. Soudain un sourire de Carmen vient perturber la logique de la scène, et ses paroles font tomber le rideau : « Ça suffit, non ? » Antonio acquiesce, tout le monde se détend, le mort se relève et enlève sa perruque, on était en plein répétition ! Ah bon ! Mais si le spectateur est tombé dans le piège, ce qui est une chose, Antonio y est tombé aussi, ce qui semble plus embêtant pour lui. D’autant plus que Carmen, décidément maîtresse-femme, non seulement n’y est pas tombée mais y a mis fin, indiquant ainsi sa pleine maîtrise des différentes situations. « Elle est la Carmen » (6).

Carlos Saura, alchimiste


Le réalisateur Carlos Saura quant à lui maîtrise parfaitement les différents éléments de son film : si les ingrédients de base sont de qualité exceptionnelle, ils sont pour le moins hétéroclites (texte littéraire, opéra, danse et musique flamenco), mais il réussit à les magnifier en les coordonnant. Le spectacle flamenco chorégraphié par Antonio Gadès est la plupart du temps accompagné par les chants et les guitares flamenco, dont celle de Paco de Lucia, qui est un personnage du film qui s’appelle Paco (histoire de continuer l’embrouille de la fiction et la réalité). Pour la danse flamenco, la musique de Bizet doit être transformée en bulerias, explique Paco à Antonio, à moins de vouloir « rester sur une patte comme une grue ». Un duo est cependant dansé sur Bizet, « Sur les remparts de Séville », lorsque Carmen visite don José en prison (et je vous assure qu’il n’y a pas de grue à l’horizon !). Ce sont les airs de Bizet qui sont plus souvent intégrés à l’histoire d’amour entre le chorégraphe et la danseuse, mais le solo d’Antonio, « la Farruca », se fait au seul son des ses talons qui claquent, alors qu’il est une vraie danse nuptiale. Rien de systématique donc, mais une permanente adaptation pour servir le film. Ainsi les chorégraphies ne sont pas pensées pour être dansées puis filmées, mais elles sont travaillées avec Saura, qui veut que sa caméra collabore à la chorégraphie, ne lui reste pas extérieure. Une scène de répétition de pas est ainsi filmée au niveau des pieds et prend une densité incroyable. L’inévitable miroir de la salle de répétition est aussi exploité avec beaucoup de subtilité à la fois par la chorégraphie et la caméra. Enfin, on l’a vu, le texte de Mérimée est exhibé, sous forme de citations, de lectures, d’objet même (Antonio en donne un exemplaire à Carmen), sans qu’il passe jamais pour prétexte ni anachronisme. Saura s’inspire davantage de Mérimée que de Bizet, et pourtant il reprend une idée de ce dernier en développant un personnage qui contraste avec Carmen : il s’agit de Cristina, danseuse égérie d’Antonio, interprétée par l’incontestable icône flamenca Cristina Hoyos. Sa rivalité avec Carmen est patente, dans le spectacle où elle joue l’ouvrière qui défie la gitane, et dans la salle de répétition, où elle doit non seulement lui laisser la place de vedette mais aussi l’aider à apprendre à danser. Ce qui est l’occasion de la filmer dansant, pur moment de beauté. Bref, Carlos Saura réussit une synthèse qui force le respect, donne envie de (re)lire la nouvelle, d’écouter l’opéra, de danser et jouer le flamenco et de voir le film en boucle… Un chef d’œuvre, je vous dis !

(1) payllo : « Je savais que les bohémiens désignent ainsi tout homme étranger à leur race. » in Prosper Mérimée, Carmen, chapitre 2.
(2) C’est ainsi que Mérimée désigne les Gitans. Voir la Démo des mots pour comprendre qu’il se trompe ! Le chapitre 4 de la nouvelle fait tout un topo sur les Bohémiens observés par l’auteur…
(3) Prosper Mérimée, Carmen
(4) Voir son témoignage dans « Histoire d’un film ».
(5) … Et il ferait sûrement sienne cette épigramme de Palladas (Grec, Ve siècle avant JC) mise en exergue dans la nouvelle de Mérimée : « Toute femme est amère comme le fiel ; mais elle offre deux bonnes heures, l’une entre les draps du lit, l’autre en son drap mortuaire. » Wouachhh !
(6) dixit Antonio Gadès à Cristina, au début du film.

Lire : Prosper Mérimée, Carmen, Collection Classiques du Livre de Poche, 1996
Ecouter : Georges Bizet, Carmen (multiples enregistrements)
Voir : Carlos Saura, Carmen, DVD Studio Canal – Sans oublier dans les suppléments, « Histoire d’un film », 45 min de commentaires de Carlos Saura, Antonio Gadès et Laura del Sol !

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2 Responses to #3-Carmen, femme libre

  1. christel
    5 février 2011 at 9 h 24 min

    J’ai vu ce film….mais bon,c’était il y a bientôt 30 ans,et tu me donnes envie de le revoir…bravo pour ce bel article!

  2. dandan
    22 janvier 2011 at 7 h 57 min

    excellente critique qui me donne envie de revoir ce film que j’ai adoré, et qui est d’une sensualité extraordinaire (entre autres=

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