Coquetterie et aliénation
Dans le dernier numéro de Fauteuses de Trouble, je vous avais fait le récit d’une journée consacrée à la coquetterie, au Petit Palais, organisée par la MEL et Actes Sud.
Mona Chollet, l’une des intervenantes du colloque, a accepté de se prêter au jeu de l’entretien pour approfondir la question : la coquetterie, jeu innocent ou aliénation ?
Mona Chollet, qui s’est fait connaître par le site internet Périphéries qu’elle anime avec Thomas Lemahieu depuis 1998 (une passionnante « escale en marge » où l’on trouve des comptes-rendus d’ouvrages, des chroniques, des entretiens avec des « gens de bien » à découvrir), est aujourd’hui journaliste au Monde diplomatique.
Elle est également l’auteur de deux essais que je vous conseille vivement. La Tyrannie de la réalité, publié en 2004 chez Calmann-Lévy, (réédition Folio Actuel en 2006) explore notre rapport complexe et parfois paradoxal au réel, entre politique et littérature, et tente de réinjecter du rêve dans nos vies. Dans Rêves de droite. Défaire l’imaginaire sarkozyste, paru aux éditions La Découverte en 2008, Mona Chollet montre le rôle important joué dans la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007 par l’imaginaire et le rêve, et appelle à une reconquête des imaginaires par la gauche.
Elle prépare actuellement un essai sur la coquetterie, la beauté et leurs implications médiatiques et idéologiques…
« il y a toujours ce double discours des magazines féminins : soyez vous-même, faites-vous plaisir, et en même temps… surtout pas ! »
Elenore Song : Tu as tiqué lorsque tu as vu le sujet de la Question #1… Ne penses-tu pas qu’on peut être strip-teaseuse et féministe ? Ce n’est pas parce que c’est (c’était) associé à un certain machisme qu’il ne faut pas, si on en a envie, le faire…
Mona Chollet : Il faut quand même interroger une envie qui correspond tellement à un cliché, qui est tellement conforme à une norme…
J’ai l’impression qu’en fait, ce genre de sujet, tout ce qui concerne la séduction, la coquetterie, le fait de soigner son corps etc., n’est pas considéré comme un enjeu, est très peu discuté. Le féminisme en France s’y intéresse assez peu ; en tout cas, le courant féministe traditionnel, c’est-à-dire les « grandes penseuses » du féminisme, ne s’attaque pas tellement à ce sujet-là, alors qu’aux Etats-Unis par exemple il y a une production éditoriale très importante. Et par conséquent, la célébration et la critique se retrouvent dans les mêmes endroits, parce que ce sont les seuls endroits où c’est un sujet légitime, que ce soit pour en parler de manière conformiste ou de manière critique.
Cela m’a frappée quand un livre d’Eve Ensler, l’auteur des Monologues du Vagin, qui s’appelle Un Corps parfait, et que j’avais lu en anglais, a été traduit en français – je pensais qu’il ne le serait pas, parce que justement il y avait si peu d’intérêt pour ce sujet-là en France – et publié avec une préface d’une journaliste de Elle. Elle est probablement la femme la moins bien placée en France pour préfacer ce bouquin, mais c’est quand même elle qui le fait, parce que le sujet n’intéresse pas en-dehors de ces cercles-là. Le poison et l’antidote se trouvent au même endroit !
Et puis, il y a toujours ce double discours des magazines féminins, c’est-à-dire s’accepter, s’aimer soi-même, etc., et en même temps toujours être au boulot pour se changer, s’améliorer… C’est ce qu’on appelle en psychanalyse le double bind, c’est-à-dire l’injonction contradictoire : soyez vous-même, faites-vous plaisir, et en même temps… surtout pas !
ES : Acceptez vos kilos, et « spécial maigrir » trois mois plus tard…
MC : Voilà, ou même « acceptez vos kilos » et puis ensuite, cinq pages avec tous les produits pour se lisser, parce que les rondeurs d’accord, mais il faut qu’elles soient comme ceci, comme cela – fermes, musclées… Et ça s’explique assez banalement par le fait qu’ils sont là pour vendre des produits, quand même. Ce serait suicidaire de faire un papier pour dire « Vous êtes très bien comme vous êtes, vous n’avez besoin d’aucune crème, aucune technique de massage, aucun sport, rien » !
ES : Un moyen de faire passer cela est l’appellation « bien-être » : on a l’air de ne pas vouloir vous changer, on veut juste que vous soyez bien, mais derrière cela on fait quand même passer des transformations comme l’épilation, le remodelage…
MC : Il y a toujours ce titre dans les « Spécial Régime » qui est « Mincir de plaisir ». Ce titre, je ne sais pas combien de fois je l’ai vu… Être tellement bien que, du coup, on mincit. Ça fait rêver (rires). Oui, c’est très frappant, la perversion de cette notion de bien-être.
Même la chirurgie esthétique, au fond, est vendue comme ça : on se fait plaisir, on s’offre une petite opération. Et tout le côté quand même assez gore – c’est une opération, avec parfois une anesthésie générale, c’est dangereux, c’est fatigant, c’est douloureux – passe au second plan. Elle avait un jour publié un dossier hallucinant qui présentait cela comme s’offrir une nouvelle paire d’escarpins : s’offrir une petite opération pour se refaire les fesses, le ventre… Ce n’est pas étonnant qu’ensuite tant de femmes aient un choc quand elles passent à l’acte. Sans compter toutes celles qui se font arnaquer dans des cliniques sordides où on casse à la fois les prix et l’hygiène, la sécurité… En 2008, il y avait eu le cas de Michel Maure, ce médecin marseillais condamné à trois ans ferme pour avoir pratiqué illégalement des opérations de chirurgie esthétique dans les pires conditions. Il appâtait ses clientes par des tarifs très bas.
Là encore, la critique est à chercher dans la presse féminine. Marie-Claire avait notamment publié une fois des témoignages de femmes qui avaient eu recours à la chirurgie esthétique ; l’opération s’était bien déroulée, le résultat était conforme à ce qu’elles voulaient, et pourtant elles avaient des regrets. C’était un cas de figure assez intéressant.
ES : Et comment as-tu été amenée à écrire un livre sur la coquetterie ? Est-ce que c’est venu de l’invitation au colloque ?
MC : J’avais écrit pas mal d’articles sur Périphéries sur le sujet. En fait, ça m’intéresse depuis… à peu près toujours ! J’y suis assez sensible, j’ai toujours pas mal lu la presse féminine. Je trouve que, dans l’absolu, elle n’est pas plus idiote que la presse dite généraliste, qui en fait est souvent une presse masculine : elle a une vision du monde avec un prisme très masculin – et ça n’a rien d’étonnant, puisque sa hiérarchie est massivement masculine ! En 1999, une étude faite par l’Association des femmes journalistes avait montré que les femmes lisaient très peu la presse généraliste, parce qu’il n’y avait aucune identification possible. Les auteurs avaient fait le décompte précis de qui était cité dans cette presse, comment, et elles montraient que c’étaient le plus souvent des hommes ; quand c’étaient des femmes, soit c’était juste par leur prénom, soit c’était toujours en fonction de l’homme, c’est-à-dire l’épouse de… Elles avaient fait ce travail au moment où il y avait tous les articles autour du Viagra ; elles faisaient remarquer que c’était très bien de faire la couverture sur le Viagra, mais pourquoi un magazine généraliste ne ferait-il pas un jour une couverture sur la dépression post-natale, ou sur un autre sujet qui concerne les femmes ? D’autant qu’en l’occurrence, c’est un sujet qui concerne les hommes aussi : on peut imaginer qu’un lecteur peut vouloir comprendre pourquoi sa compagne fait une dépression post-natale…
Tous ces sujets-là, qui n’intéressent pas la presse généraliste, sont pris en charge par la presse féminine. Ce n’est donc pas une presse qu’il faut jeter à la poubelle en bloc. Même si après, souvent, dans le détail, j’ai un peu envie de la jeter à la poubelle (rires).
ES : Mais tu continues à l’acheter !
MC : Oui ! Je suis assez bon public, et en même temps il y a toujours un moment où je suis super en colère, donc… Enfin, je ne suis pas fière d’être si bon public !
ES : Il y a un côté un peu masochiste…
MC : Oui, aliéné, en tout cas, sûrement ! Quelque chose de l’idéologie mainstream a une certaine emprise sur moi, alors même que par ailleurs, par plein de prises de position que je peux avoir sur plein de sujets, je suis en totale opposition à cela. C’est une schizophrénie que j’essaie d’exploiter pour en apprendre des choses.
ES : Dans une de tes chroniques sur Arte Radio, tu avais dit au sujet des magazines féminins : « pour mieux les critiquer, je les achète tous », ou quelque chose comme ça…
MC : Ah oui, c’est vrai, j’avais dit ça…
ES : On a tendance à culpabiliser quand on en achète, parfois.
MC : Oui, alors que moi par exemple j’ai plein de confrères, qui par ailleurs sont des hommes extrêmement sérieux, qui achètent L’Équipe et qui assument complètement ! Mais quand ça concerne la presse féminine, la critique peut vite tourner à la misogynie.
Je trouve aussi dommage qu’il y ait très peu de choses sur la presse féminine dans la critique des médias. Quand on se penche sur elle, c’est pour dire que tel magazine appartient à tel groupe, que sur tant de pages il y a x pages de pub, mais c’est un peu court. Il me semble que dans le détail, il y aurait beaucoup à dire. En même temps, une association comme Acrimed, par exemple, a déjà du mal à suivre avec la presse généraliste, et elle manque de bras.
ES : L’essai que tu prépares va-t-il se concentrer beaucoup sur les magazines féminins ?
MC : Pas mal, mais pas seulement. J’aimerais prendre tous les produits culturels un peu « grand public » qui donnent une certaine vision de la féminité, parce qu’effectivement il y a les magazines, mais il y a aussi les séries, par exemple. J’ai écrit un article dans le Monde diplomatique sur Gossip Girl, qui est vraiment une série atroce sur le plan idéologique (rires), et qui en même temps est un relais de toute cette sphère du complexe mode-beauté, qui propage cette mentalité où tout ce qui compte, c’est le dernier sac… Bref, une culture de la mode très liée à la célébration de la richesse.
ES : Gossip Girl, c’est un nouveau modèle amené à faire des émules ?
MC : Sex and the city, avant, était sur le même modèle, mais dans Sex and the city il y avait de l’humour ; plein de choses très critiquables, mais une écriture assez séduisante. Gossip Girl, c’est effrayant ! C’est vide, c’est un prétexte pour fourguer de la marchandise, pour mettre sur orbite des actrices qui ensuite feront de la pub… Les intrigues sont affligeantes, et ils jouent quand même très, très mal (rires)…
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il y a maintenant une confusion, ou plutôt la revendication du fait que cette espèce d’extension, de mise en scène de la consommation dans les magazines féminins et dans certains produits culturels, ce serait de la culture à part entière, ce serait « noble ». Il y a eu les films sur Chanel, en particulier. L’industrie de la mode a la prétention, maintenant, de se constituer comme faisant partie intégrante de la culture. Du coup, le fait d’être complètement névrosée, d’être au courant de la sortie de chaque sac, chaque vêtement, chaque produit, de connaître toutes les marques de luxe, est valorisé comme une compétence culturelle, alors que c’est quand même vraiment pas du tout intéressant ! Et surtout, c’est au service d’une grande illusion, avec ce que ça entraîne comme sollicitations permanentes à la consommation, y compris pour des gens qui n’en ont pas les moyens.
ES : Ce que tu critiques, c’est plus le système d’injonction de la mode, ou le fait qu’elle puisse être mis au rang d’un art décoratif comme un autre ?
MC : Les deux, en fait.
ES : Pour toi, la mode n’est pas un art décoratif, qu’on peut trouver dans les musées, avec les costumes… ?
MC : Si, bien sûr, dans une certaine mesure. J’ai en tête les noms de couturiers dont l’univers est intéressant, séduisant, dont on devine qu’ils sont dans une recherche sincère, mais c’est quand même une petite minorité… La part de création par rapport à la part de marketing est assez ridicule. L’essentiel, c’est quand même de ruser pour faire parler de soi, pour vendre, pour créer le buzz, ce qui laisse peu de place à une démarche artistique.
ES : Ton intervention pendant le colloque s’appelait « Coquetterie et aliénation : tentative de démarcation ». Est-ce que tu penses être arrivée à une démarcation ?
MC : Oui, bien sûr, sans problème ! Les choses sont très claires, maintenant (rires) !
Non, c’est vrai que c’est compliqué, mais c’est aussi pour ça que j’ai envie d’écrire ce livre. Les femmes sont tellement toujours cantonnées à leur corps… Là-dessus, Nancy Huston a publié dans Le Monde une chronique très juste. Elle racontait l’anecdote d’une femme qui intervient dans le public à un colloque : pendant qu’elle parle, ses seins bougent, et toute l’assistance n’écoute absolument pas ce qu’elle dit, mais regarde ses seins. Nancy Huston disait qu’on ne pourrait jamais imaginer la même chose avec un homme : quand un homme parle, on écoute ce qu’il dit, on n’est pas attentif à son corps. D’un côté, je pense qu’il y a quelque chose à revendiquer là-dedans, parce que je n’aime pas la vision fausse selon laquelle on serait de purs esprits désincarnés. J’aime assez l’idée de penser, de travailler en assumant toute la personne, toutes ses dimensions…
ES : Est-ce une référence à l’opposition féminisme différentialiste / féminisme universaliste [1] ?
MC : Ça dépend ce qu’on entend par différentialisme. Je trouve le différentialisme très intéressant dans sa tentative de revaloriser tout ce qui est associé au féminin, à partir du moment où il assume qu’il s’agit d’une culture différente, et pas de quelque chose qui est ancré dans la biologie. Séverine Auffret a une image très juste pour ça : elle dit que les femmes se sont bâti une culture comme tout groupe opprimé s’en bâtit une, comme les esclaves ont inventé le blues. Des formes culturelles nées d’une situation d’oppression et qui en même temps sont intéressantes, riches de quelque chose, d’une vitalité, qui sont un héritage positif d’une situation négative. Elle a raison de dire que c’est quelque chose à revendiquer : effectivement, les femmes ont été enfermées dans l’espace domestique, mais elles en ont développé une sensibilité particulière, à la qualité d’un lieu par exemple, dont la valeur n’est pas à négliger. Idem pour tout ce qui concerne les ornements, le fait d’avoir cette politesse élémentaire de s’habiller un minimum bien, de vouloir offrir un spectacle agréable aux autres, qui devient vite détestable à partir du moment où ça se transforme en snobisme, et qui en même temps peut avoir un aspect très positif, aussi, dans les relations humaines. Le problème, je pense, c’est d’arriver à la fois à le revendiquer… et à en sortir.
C’est pour ça que ça m’a posé problème, ce sujet sur le strip-tease, parce que déjà les femmes sont enfermées dans ce rôle de séductrices – la séductrice et la mère, globalement, en ce moment…
ES : La maman et la putain…
MC : Oui, exactement. Donc voilà, il ne s’agit pas de dire que la maternité doit se cacher, que le corps n’existe pas, que la séduction c’est mal, mais en même temps il faut aussi revendiquer le droit d’en sortir, d’exister autrement, investir d’autres terrains. Ne pas passer sa vie à polir son sex-appeal.
C’est aussi ça qui m’a un peu fait réfléchir sur le différentialisme : je crois qu’il est mal compris, et donc instrumentalisé pour redoubler une situation de discrimination. On peut répliquer aux féministes différentialistes : « puisque c’est tellement super de faire des mômes, rentrez chez vous pour les élever », ou alors « puisque c’est tellement super de se faire belle, eh bien faites-vous belles, et taisez-vous ». Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’assumer et à essayer d’avoir un discours un peu subtil, mais en même temps cela doit se coupler avec le fait d’être très offensive sur la revendication d’être prise au sérieux dans des domaines dits masculins.
ES : Et on peut aussi ne pas avoir envie de se faire belle, d’être « féminine »…
MC : Absolument. Oui, ça je crois que c’est très important… En tout cas, il ne faut jamais prétendre que cela relève d’une nature. Surtout pas. Cela relève d’une culture, et il peut y avoir beaucoup de femmes qui rejettent cette culture, et qui ont parfaitement le droit de le faire.
Donner trop d’importance à la biologie, ou plus exactement lui faire dire des choses, revient aussi à disqualifier beaucoup de monde. C’est la limite de l’intervention de Nancy Huston au colloque, comme le lui faisait remarquer un jeune homme dans le public [Olivier Hussenet, NDLR] : « Moi je suis homosexuel, tu me classes où dans cette histoire ? » Et moi, je suis une femme qui ne veux pas d’enfants : est-ce que je trahis un destin biologique ? On retombe très vite dans des discours qui instituent une norme et qui déclarent que tous ceux qui en sortent ne sont pas comme ils devraient être… donc un truc assez embêtant !
Réhabiliter le corps, en particulier lutter contre une certaine haine de la chair et de la procréation que l’on trouve chez beaucoup d’auteurs masculins, c’est très important à mes yeux, mais c’est peut-être avant tout un problème de femmes intellectuelles, qui embrassent cette cause parce qu’au départ elles-mêmes se sont considérées comme des cerveaux purs et qu’elles en sont revenues. Mais c’est un cheminement inverse à celui que doivent faire beaucoup de femmes, qui au départ sont assignées au corps, à la maternité, assignées à se faire belles, et qui ont plutôt besoin de conquérir le droit d’en sortir. La plupart des femmes aujourd’hui n’ont pas besoin qu’on leur dise que faire un enfant c’est génial, que porter de beaux habits c’est génial. Parce qu’il y a déjà toute une industrie, tout un ordre social qui le leur martèlent en permanence…
ES : Dans ton essai, vas-tu vraiment essayer de tracer une ligne démarcation entre coquetterie et aliénation, ou prudemment rester dans le doute, le questionnement ?
MC : Non, je pense qu’il peut y avoir une démarcation. C’est la différence que je faisais au colloque entre « exalter ce qu’on est » et « corriger ce qu’on est ». Mais parfois, la frontière est difficile à déterminer.
ES : Comment est-ce qu’on peut comprendre la coexistence entre l’idéal androgyne du mannequin au corps maigre et celui de la bimbo aux gros seins, au corps hypersexualisé ?
MC : Effectivement, il y a ces deux types de modèles qui cohabitent. D’un côté, un modèle qui correspond peut-être plus aux classes élevées, puisque la minceur est devenue un signe de distinction assez classique – chez les gens riches, branchés, il faut être mince. Je regarde un peu les blogs de mode, qui sont très intéressants : les filles qui sont prises en photo dans la rue pour leur look sont toujours des lianes, tu n’y verras jamais la petite courtaude ! Il y a quand même un modèle assez net qui se dégage. Avec éventuellement un peu de seins, un peu de fesses, mais le tout réparti sur un corps filiforme d’1,80m. D’ailleurs, les médecins dénoncent souvent le fait que les régimes promettent aux femmes qu’elles vont maigrir de partout sauf de là et là ; en fait, ce n’est pas si simple que ça. En tout cas, c’est un modèle physique qui domine, exalté par exemple par Karl Lagerfeld, qui a « lancé » Inès de la Fressange, au corps très androgyne… D’ailleurs, j’ai retrouvé une autre des magnifiques déclarations de cet homme : il y a quelques années, il avait fait une collection pour H&M. Comme chaque fois qu’un styliste connu dessine quelques vêtements pour eux, ils organisent la rareté, le jour de la mise en vente le magasin est pris d’assaut, ils font du buzz médiatique… Et il était assez en colère après l’expérience, d’abord parce qu’il trouvait que les habits n’étaient pas disponibles en assez grande quantité, et surtout, il était furieux parce que H&M avait décliné ses habits en grandes tailles ! Il disait : « Ce que j’ai conçu, c’est une mode pour des gens fluets et minces. » Sans aucun complexe…
Et de l’autre côté, on a le modèle de la bimbo, dont je me demande si ce n’est pas un modèle plus populaire. Mais c’est sous réserve de plus de recherches. Ce sont les actrices un peu bombesques qui vont jouer dans les blockbusters…
ES : Et à côté, on a Carla Bruni, femme du président…
MC : Elle a un physique hyper aristocratique. Il y a quelques années, j’avais été frappée par une interview de sa demi-sœur, l’actrice Valeria Bruni-Tedeschi. Elle parlait de sa relation avec sa sœur ; elle disait que Carla Bruni avait choisi d’être en permanence dans la perfection, et qu’elle, au contraire, détestait renvoyer une image parfaite, et voulait toujours, même quand elle s’habillait pour sortir, pour les premières, avoir quelque chose qui clochait quelque part dans sa tenue, parce qu’elle se sentait mieux s’il y avait un truc qui clochait. Et je trouvais ça assez joli comme posture…
C’est Nancy Huston aussi qui avait un très beau passage dans l’un de ses romans, Instruments des ténèbres, où l’héroïne disait « le matin je sors de chez moi, je suis super bien, tirée à quatre épingles, tout va bien, le monde m’appartient, et puis après je m’achète une part de pizza pour déjeuner, comme je dois aller à la Poste, je la mets dans ma poche le temps d’aller à la Poste, et ma poche est trouée, et la sauce de la pizza coule sur mes chaussures » ! Finalement, on n’arrive jamais à garder le contrôle. Et ça, je trouve, c’est assez sympathique. C’est beaucoup plus humain, beaucoup plus conforme à la nature humaine…
Un de mes amis, qui est un monsieur assez âgé, me disait qu’il y a quelques années, il était dans une réception, il discutait avec tout le monde, il attirait beaucoup l’attention, il était très en forme ce jour-là, et après un moment il s’était rendu compte qu’il avait plein de crème sur son pull, il ne s’en était absolument pas aperçu (rires). J’aime bien ce côté un peu clownesque, je trouve cela assez rassurant finalement. C’est une chose d’avoir envie de porter des belles choses, d’y accorder de l’attention, et c’est autre chose que l’envie d’être une image figée… Je trouve cela flippant, le côté toujours impeccable de Carla Bruni ou de Victoria Beckham, ces espèces de robots un peu effrayants.
ES : La coquetterie comme aliénation, cela concerne-t-il spécifiquement les femmes ?
MC : En tout cas, chez les femmes, c’est relayé par un système beaucoup plus puissant que chez les hommes. Déjà par l’aspect culturel : traditionnellement, ce sont les femmes qui doivent assurer le spectacle. Dans toutes les cultures, c’est comme ça : qu’il s’agisse de montrer un maximum ou de cacher un maximum, le corps de la femme est toujours ce qu’on regarde, ou ce qu’on n’a pas le droit de regarder… une représentation vivante permanente. Le clivage sujet/objet, en résumé, entre les femmes et les hommes.
ES : Et que penses-tu du fait que cela s’étende un peu aux hommes ?
MC : Je pense que ça peut être assez pénible, pour ceux qui le ressentent… Là-dessus, le roman de Houllebecq Extension du domaine de la lutte était assez juste. Je n’apprécie pas les romans suivants de Houellebecq, mais celui-là était plutôt bien vu à ce sujet. Cela rejoint une question posée au colloque par un homme qui disait que lorsqu’il draguait en ligne, la première question qu’on lui posait, c’était « combien tu mesures ? ». Mais j’ai l’impression qu’il y a un décalage permanent : les choses se compliquent pour les hommes, et elles se compliquent d’autant plus pour les femmes en même temps.
ES : Ce n’est pas parce que les hommes sont aussi emmerdés qu’il va y avoir l’égalité homme-femme sur ce plan.
MC : Non, voilà. Et d’ailleurs pour ce qui est de l’égalité, je pense qu’il vaudrait mieux débarrasser les femmes de cette contrainte-là plutôt que l’imposer aux hommes aussi ! C’est plus l’extension d’un système d’aliénation qu’une libération.
« Cela a été un peu accepté, comme si on se disait : « Les femmes sont un peu connes, donc elles lisent une presse qui est un peu conne aussi, voilà, c’est dans l’ordre des choses »
ES : Dans ton essai, tu vas t’intéresser aux pratiques personnelles ou plutôt à l’aspect culturel et médiatique de la chose, dans la même veine que La Tyrannie de la réalité et Rêves de droite, sur les idéologies, etc. ?
MC : Plutôt à l’aspect culturel et médiatique, c’est cela qui m’intéresse. Les féministes l’ont beaucoup fait à une époque, avec des livres comme La Presse féminine d’Anne-Marie Dardigna, publié dans les années 1970 chez Maspero, qui adoptait une grille marxiste très radicale – mais il est épuisé, il n’a jamais été réédité et je n’ai trouvé aucun autre bouquin aussi critique depuis.
Cette tradition s’est un peu perdue. Il y a le blog Les Entrailles de Mademoiselle qui de temps en temps épingle les magazines féminins d’une manière assez drôle, mais… Finalement, cela a été un peu accepté, comme si on se disait : « Les femmes sont un peu connes, donc elles lisent une presse qui est un peu conne aussi, voilà, c’est dans l’ordre des choses ». C’est dommage qu’il n’y ait pas plus de groupes féministes qui fassent ce boulot. Parce qu’il y aurait vraiment de quoi être féroce. Quand « Les Entrailles de Mademoiselle » découpe dans les magazines toutes les images où la femme a la bouche ouverte et l’air un peu débile, et les juxtapose… le résultat est terrible ! (rires)
Sans compter qu’en France, on a ce handicap d’un certain mythe national, entretenu par des gens comme Pascal Bruckner ou Mona Ozouf, selon lequel la France aurait été préservée des « excès » du féminisme américain. Pour Elisabeth Badinter, qui de plus est actionnaire principale d’une agence de publicité, la publicité, ce n’est pas un problème. Cette aliénation-là, pour elle, ça n’existe pas. Il y a toujours cette idée que la femme française est « féministe mais élégante », qu’en France on a la galanterie, que les rapports entre les sexes seraient faits entièrement de « on se courtise, on est galant », etc. L’idée qu’il y aurait une égalité dans le respect, la séduction, etc. Malheureusement, la réalité n’est pas tout à fait aussi idyllique. Mais comme l’élégance est un peu un patrimoine national, on n’a aucun recul… Une de mes connaissances, quand je lui ai dit que je voulais faire ce bouquin, m’a répondu : « Mais il n’y a aucun mal à vouloir être belle ! » Non, effectivement ! Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien à dire…
« Il s’agit d’une oppression qui appuie juste là où ça fait mal, sur l’envie d’être aimé. »
ES : Nelly Arcan, dont il était question au colloque, c’est le paradoxe incarné, dans ce domaine. C’est elle qui était la plus violente parmi les personnes évoquées lors de la journée, et en même temps, c’est aussi elle qui était le plus embarquée dans les diktats de la beauté…
MC : Oui, ce n’est pas parce qu’on est conscient de quelque chose qu’on y échappe. C’est cela le problème : c’est vraiment très puissant. Il s’agit d’une oppression qui appuie juste là où ça fait mal, sur l’envie d’être aimé. C’est infernal. Comment arriver à démêler ce qui relève d’une oppression et ce qui relève d’une envie d’être aimé, de séduire — qui est quand même une chose très légitime, humaine… ? Nelly Arcan était assez lucide, mais… Toutes ces pressions, c’est quand même une sorte de mode d’emploi pour être accepté, pour être conforme, pour avoir une place dans la société.
Il y avait eu un débat au sujet d’une féministe américaine, Susan Bordo, qui avait écrit un livre [2] qui a fait autorité sur les pressions pour être mince. Elle était très grosse au moment où elle l’a écrit. Juste après sa parution, elle a fait un régime draconien et a perdu je ne sais combien de kilos. Certaines féministes lui ont alors reproché d’avoir succombé à ce qu’elle avait elle-même dénoncé… Elle répondait en substance : « C’est tellement dur d’être grosse dans cette société, que personne ne peut me juger, personne ne peut me dire que j’aurais dû rester comme j’étais, alors qu’ils ne se rendent pas compte de ce que c’est comme enfer au quotidien… » Alors évidemment cela veut dire qu’elle est rentrée dans une norme, et qu’elle laisse un peu tomber les femmes qui restent, elles, grosses et qui n’arrivent pas à maigrir, c’est vrai. C’est compliqué comme question. C’est dur de lui dire qu’elle n’aurait pas dû le faire, et ça n’enlève rien à la valeur de son livre.
« Tout est question de trouver la bonne limite, d’être dans une démarche qui soit juste et pas dans la haine de soi. »
ES : Doit-on éviter de trop se faire belle si l’on veut se revendiquer féministe ?
MC : Non, bien sûr que non. En revanche, il y a des féministes américaines qui ont tout un argumentaire sur la chirurgie esthétique comme instrument de libération… là, je suis beaucoup plus sceptique ! (rires) Tout est question de trouver la bonne limite, d’être dans une démarche qui soit juste et pas dans la haine de soi. Parce qu’être dans la haine de soi et se prétendre féministe, c’est compliqué ! Ou alors il faut en être consciente, et vouloir le changer…
ES : Toute la difficulté est dans la prise de conscience, aussi, pour beaucoup de femmes.
MC : Oui, c’est vrai qu’il y a tout ce discours « nous les filles on est comme ça, hi hi »… On ne se pose pas la question de savoir pourquoi on est comme ça, ni si c’est forcément bien d’être comme ça, ni jusqu’où être comme ça… On voit cela, typiquement, dans les magazines féminins : le fait d’être obsédée par les fringues et les produits de beauté est présenté comme un « truc de fille »… Mais bon, c’est aussi un truc de fille à qui on a un petit peu lavé le cerveau ! (rires)
ES : Surtout qu’on est toujours entre le devoir d’être belle, d’être coquette, sinon on n’est pas assez féminine, et l’interdiction de l’être trop, sinon on est une « pute ».
MC : Oui, voilà. En plus je crois que c’est un truc complètement piégé, il n’y a pas de bonne solution ! C’est cela qui est terrible… On l’avait vu avec les femmes ministres, par exemple Dominique Voynet, il y a dix ans, qui s’était pris des insultes, qui avait vu son bureau saccagé par les agriculteurs, à qui on disait « montre-nous ta culotte », des trucs orduriers… D’ailleurs les Chiennes de garde s’étaient constituées à ce moment-là. Elle recevait toutes ces insultes hyper sexualisées, et en même temps, elle était considérée comme pas assez féminine, pas assez belle…
Et après, on a Rama Yade, avec qui c’est juste « elle est bonne » – même les journalistes entre eux se demandent « eh t’aurais pas son numéro de portable ? »… Et en même temps, Sarkozy était allé la chercher pour ça : pour la vitrine. Typiquement, Rachida Dati et Rama Yade ont été instrumentalisées en tant que beautés exotiques, d’une manière, donc, non seulement machiste mais colonialiste. J’étais tombée sur un article d’un journaliste qui, en parlant d’elles, les appelait « la panthère noire » et « la panthère de l’Atlas » ! (rires) Il y a quand même un tel inconscient qui resurgit parfois…
ES : Ça me fait penser à un article d’Olympe sur le blog « Plafond de verre », qui transposait les remarques vestimentaires faites aux femmes politiques à Dominique Strauss-Kahn. On sentait tout de suite qu’il y avait quelque chose qui clochait…
MC : Je pense à un contre-exemple récent, lorsqu’une fois, François Fillon avait porté un col mao… mais bon, c’est vrai que cela sortait de l’ordinaire, et qu’en dehors de cas comme cela, ce n’est pas du tout un sujet de discussion. Il faut vraiment que les hommes politiques soient dans l’extravagance pour qu’on en parle, parce qu’on a l’habitude de les voir toujours habillés pareil.
ES : D’ailleurs, c’est aussi une forme de pression aussi pour eux, d’être toujours assignés à la cravate…
MC : Oui, tout à fait. Du coup ils sont condamnés à rester des abstractions, et ce n’est pas normal, d’être une abstraction. Il y a effectivement ce côté-là à défendre ; dans ce que les femmes ont été obligées de développer, il y a quand même des choses qui pourraient être assez utiles aux hommes.
[1] Vaste question… que l’on peut résumer très (trop) grossièrement en disant que le féminisme “universaliste” ou “égalitariste” se situe plus dans la lignée de Simone de Beauvoir et de son célèbre « On ne naît pas femme, on le devient », tandis que le féminisme « différentialiste » parle plutôt d’ « égalité dans la différence », la différence sexuelle étant considérée comme essentielle.
[2] Unbearable Weight: Feminism, Western Culture, and the Body, Berkeley: U of California P, 1993.
Je trouve très louable de s’en prendre aux diktats de la beauté et d’en faire un livre sans doute brillant (je ne l’ai pas lu mais je suis persuadée de son excellence) cependant je ne sais si cela autorise la même personne à se servir de sa notoriété acquise par ce biais pour démolir ensuite sans état d’âme des personnes qui lui déplaisent en leur prêtant les pires travers. Personnellement je suis tout à fait indignée. Je développe ici mon point de vue sur le, selon moi, très désastreux article édité par le Diplo : http://angrywomenymous.blogspot.de/2013/03/article-de-mona-cholet-sur-les-femen-ca.html
« Je trouve le différentialisme très intéressant dans sa tentative de revaloriser tout ce qui est associé au féminin, à partir du moment où il assume qu’il s’agit d’une culture différente, et pas de quelque chose qui est ancré dans la biologie. Séverine Auffret a une image très juste pour ça : elle dit que les femmes se sont bâti une culture comme tout groupe opprimé s’en bâtit une, comme les esclaves ont inventé le blues. »
Oui, en effet, ce qu’on considère comme « typiquement féminin » est évidemment d’ordre culturel, et il existe bien une culture féminine nettement différente sur certains points de la culture masculine.
Pourtant, l’aspect biologique, corporel en tous cas, n’est-il pas à interroger aussi? Ça doit pourtant bien avoir un impact sur ma manière de concevoir le monde, le fait d’avoir un corps féminin, le fait de porter dans son corps un autre être, non? Entre une option décérébrée où la femme aurait un corps DONC pas de cerveau et celle où elle aurait un cerveau, donc devrait renoncer à son corps, doit bien y avoir un espace pour celles qui souhaitent garder les deux?
Oui, je pense aussi! L’essentiel à mon avis est de ne pas prédéfinir la nature de cet impact – du genre: les femmes vivent ceci dans leur corps, donc elles doivent en retirer telle ou telle leçon ou qualité… C’est intéressant d’apprendre à intégrer son vécu corporel dans sa pensée, mais à condition d’être libre dans son interprétation.