#2 « Le Gouffre originel de toutes les terreurs »

15 décembre 2010
Par

Le mois de décembre, le triste mois de décembre. Le froid, la neige, le travail ou les cons qui ne connaissent pas la crise : on n’en finirait pas d’énumérer toutes ces raisons qui donnent envie de rester quelques heures sous sa couette. C’est vrai, les idées ne manquent pas pour prendre du bon temps dans cette chaleur douce et enveloppante, mais avouez que la lecture reste une valeur sûre. Lire donc, mais quoi ? Un roman noir bien sûr. Ce mois-ci Paul Art vous offre la possibilité de découvrir un roman que vous n’avez peut-être pas remarqué l’an dernier. Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Mais Paul pense aussi à vous, oui, vous, les angoissés du cadeau de Noël, parce que non, vous n’allez quand même pas offrir le dernier Goncourt et avouer ainsi votre manque d’imagination. Le livre qui manque à votre bibliothèque ou à votre interminable liste de cadeaux, a été écrit par Hervé Le Corre, et il a un titre qui ne s’oublie pas : Les cœurs déchiquetés.


Départs

Tout commence dans une voiture. Nous sommes avec un homme dont on ignore encore le nom mais qui a l’habitude de venir se garer devant une école primaire. Sur le siège, « un pistolet de calibre 9mm armé d’un chargeur de quinze cartouches dont une est engagée dans le canon ». Cet homme est là pour se recueillir, mais aussi et surtout pour faire face à son passé. Quelques années plus tôt, son fils a disparu, en rentrant de l’école. Evaporé. Il s’appelait Pablo, ou il s’appelle Pablo parce qu’on ne sait pas s’il vit encore. Son père, qui est également commandant de police, l’ignore également. Mais il attend régulièrement près de l’école, il attend qu’un homme fasse un faux pas, qu’un homme étrange s’approche d’un peu trop près d’un enfant. Ce jour-là, il sera prêt. Cet homme s’appelle Pierre Vilar et voilà des années qu’il veille, dans une longue nuit qui n’en finit plus, ce fils qui n’est peut-être pas mort. Voilà des années qu’il attend, qu’il espère ou n’espère plus et qu’il sombre dans ce va-et-vient épuisant. Il vit seul, ou presque, sans la mère de son enfant parce que cette disparition s’est dressée entre eux, comme une ombre n’en finissant plus de se lever pour tout recouvrir. Il survit tant bien que mal, prisonnier du doute, assailli par des scénarios plus sombres et plus sordides les uns que les autres.

Sa vie continue donc, mais est-ce qu’on peut vraiment se relever de tout ça ?

Tout se poursuit dans une maison. Victor rentre de l’école. Il accomplit quelques gestes quotidiens, mécaniques, et s’apprête à rejoindre sa mère. Il la retrouve dans une chambre obscure, par terre, nue, à jamais froide et inerte, la face « bleuâtre », la figure « détruite », et le reste du corps «  parsemé d’ecchymoses ».

« Une douleur se planta en lui et quelque chose s’arrêta au lieu de saigner. Ni le cœur ni la pensée, mais quelque chose de profond et vital, un fluide secret que la chimie ne connaît pas. »

Dans le silence de cette chambre, il prend « le corps de sa mère sous les bras », et, tant bien que mal, au prix d’un effort insensé, il la soulève pour la hisser sur le lit, l’allonger et lui rendre un peu de sa dignité perdue. Quelques instants plus tard, il avale une boîte de comprimés, s’allonge à son tour pour attendre la fin près de sa mère morte, la main dans sa main. Seulement, la mort, qui n’aime visiblement pas qu’on lui force la main, refuse cette invitation, et Victor finira par se réveiller, un peu plus tard, dans ce qu’on appelle le monde des vivants.

Sa vie continue donc, mais est-ce qu’on peut vraiment se relever de tout ça ?

Des ombres errantes

L’auteur va ainsi alterner les points de vue, nous faisant aller d’une douleur à une autre. Tout commence donc avec ces deux personnages qui ne sont plus que des ombres, si bien que le roman d’Hervé Le Corre aurait pu emprunter le titre d’un ouvrage de Pascal Quignard : Les ombres errantes. Car les ombres sont nombreuses, plus qu’on ne l’imagine. Chacun à leur manière, Pierre Vilar et Victor vont errer dans ce monde et traîner une douleur aussi lourde qu’une croix. Mais ces deux personnages portent aussi le poids des morts ou des disparus qui semblent constamment marcher à leurs côtés. Pierre Vilar est celui qui voudrait faire vivre la mémoire de son fils, au risque de s’épuiser à souffler sur ce feu qui menace sans cesse de s’éteindre. Il tente de vivre dans un dialogue impossible avec celui qui n’est plus là, au point de finir par parler à sa photo : «  Je suis là, je suis avec toi. ». Victor, lui, veille consciencieusement sur cette urne rouge contenant les cendres de sa mère : « ce qui restait des vivants, il en fut plus convaincu que jamais, résidait dans l’urne qu’il dévissa alors pour examiner la poussière grise profanée tout à l’heure et il se mit à pleurer et ses larmes tombèrent dans le réceptacle en marquant des points plus sombres, petite pluie sur une terre sèche. » Cette urne devient au fond sa seule véritable confidente. Pierre Vilar et Victor cheminent donc avec ces disparus à leurs côtés, des morts qui sont aussi des ombres, des compagnons de route qui ne semblent pas laisser de répit aux deux personnages. « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs », est-on tenté de murmurer, pour reprendre les mots de Baudelaire qui servent par ailleurs d’épigraphe au tout premier roman d’Hervé Le Corre. Alors il faut leur parler aux morts, ou les venger, ce qu’espèrent bien faire les deux personnages.

C’est autour de la mort de la mère de Victor qu’ils vont se rencontrer et que leurs histoires vont se croiser. Le jeune garçon est poursuivi par celui qui pourrait bien être le meurtrier de sa mère. Pierre Vilar, alors qu’il enquête sur cette mort, est lui confronté à de mystérieux appels évoquant Pablo avec une précision troublante. S’agit-il d’un simple hasard ? Pierre Vilar poursuit l’assassin de la mère de Victor, mais un étrange type le poursuit, le harcèle, le menace, mais aussi, paradoxalement, lui permet d’espérer car il est son seul lien avec Pablo. On ne sait donc plus vraiment qui poursuit qui dans ce roman, et Pierre Vilar le constate lui-même : « On court après une ombre, et l’ombre me court après ».

Les liens du sang

Dans cette ronde infernale, une constante macabre : la paternité qui tourne mal. Dans le cas de Pierre Vilar, être père se résume à vivre un deuil infini, d’autant plus insoutenable qu’il ne dit jamais vraiment son nom. Pour Victor, si la mère incarne, malgré la mort, l’amour sans fin, le père a d’abord été absent et inconnu. Seulement au fil du roman, il apparaît de plus en plus vraisemblable que ce père n’est pas en train de fuir Victor et qu’au contraire, il le poursuit. Mais si la mère représentait et représente toujours, à sa manière, Eros, le père sera Thanatos, la mort, et il va tenter d’entraîner son fils dans son enfer. La paternité est donc indissolublement liée à la souffrance sous toutes ses formes.

Et le lecteur finit par se demander si une rencontre est finalement possible entre les êtres. La famille, traditionnellement, est représentée comme la première communauté venant accueillir l’homme. En théorie seulement… Dans ce roman les familles volent en éclats, aussi sûrement que la tête d’un père qui se suicide avec un fusil dans sa baignoire, comme l’illustre l’histoire de Julien, le jeune garçon placé dans la même famille d’accueil que Victor. Et elle est longue, dans ce roman, la liste des espoirs déçus, des pères qui sont partis loin avant même la naissance de leur enfant, ou des pères qui sont restés, souvent pour le pire, comme le découvrira le lecteur du roman d’Hervé Le Corre. Chaque enfant du roman, à l’exception sans doute de Marylou, la fille biologique du couple qui accueille Victor, chaque enfant porte une croix qui n’en finit pas de s’alourdir. On en vient à se demander si, comme dans les tragédies grecques, le problème ne vient pas d’une sorte de malédiction touchant la famille, et, ici, plus particulièrement la paternité.

Alors ? Doit-on recommencer jusqu’à la mort les erreurs de nos pères ? Sommes-nous condamnés à souffrir pour finir, à notre tour, par n’être que des pères blessés ou blessant? Ce roman est-il un plaidoyer implicite pour la vasectomie ? Je veux croire que non… Il y a pour moi une scène centrale dans ce roman, une scène clé, une scène forte, si forte qu’elle m’a longtemps hanté, plusieurs mois après ma lecture et que je l’ai souvent rejouée et réécrite, au risque parfois de la transformer un peu dans mon souvenir – que l’auteur me pardonne. Et la relire, plus tard, n’a pas diminué son intensité. Victor est en fuite et il tente d’échapper à celui qui se revendique comme son père mais qu’il hait déjà, pour des raisons profondes, que vous découvrirez, je l’espère, en lisant le roman d’Hervé Le Corre. Se trouvant au bord de l’estuaire de la Garonne, il tente de prendre le large sur une barque qu’il a trouvée. C’est sans compter sur celui qui pourrait être son père, cet homme qui, alors que Victor commence tout juste à s’éloigner de la rive, s’avance dans l’eau, s’accroche à la barque et tente de se hisser à bord. Ce père s’agrippe, donc, au risque d’entrainer dans sa chute et sa démence son fils. Ce père refuse de relâcher son emprise, de desserrer ses griffes sur celui qui pourrait être son fils, ce jeune garçon qu’il injurie, qu’il menace et agresse constamment tout en le recherchant. Alors, Victor se dresse devant lui, armé d’une vieille bêche rouillée qui est sa seule arme :

« il fit attention à bien garder les yeux ouverts mais il manqua tomber et dut se rattraper au plat-bord et son coup ripa au dernier moment sur le côté de la tête et il vit le fer racler le cuir chevelu et l’oreille s’arracher, sans doute, parce qu’il ne distingua plus rien parmi le sang qui s’était mis à pisser. L’homme en hurlant portait la main sur sa blessure et titubait dans l’eau, gauche et lourd, tout le haut du corps maintenant éclaboussé d’écarlate, embourbé dans l’épaisseur de l’eau qui clapotait autour de lui. »

Dans une barque qui n’est finalement peut-être pas celle de l’enfer, un fils s’est donc dressé face à son père, en gardant les yeux bien ouverts, et a abattu sur lui sa seule arme, une arme misérable, ridicule, dérisoire et pourtant efficace. Ce fils a peut-être définitivement coupé les amarres le liant à ce père qui le poursuivait. Cette violence était-elle le prix à payer pour s’enfuir loin, très loin de la folie du père ? La fin du roman nous offre, peut-être une réponse, mais elle reste bien incertaine. A chacun, au fond, de choisir.

Sous le ciel noir, les étoiles ?

Oh, j’entends déjà quelques voix s’élever : c’est sombre tout cela, presque irrespirable, alors est-ce que ça vaut vraiment la peine d’ouvrir un roman aussi noir en plein hiver ? Oui, ça vaut la peine.

Il est vrai qu’en apparence, on n’en finit pas de sombrer, de creuser et de remuer la merde, parce que comme le dit clairement Vilar : «  On est là pour écoper le merdier, comme tu dis. Alors j’évite de me poser la question de la tristesse. Et puis le fond de ta fosse, il existe pas. Tu peux creuser, camarade. » Seulement, il serait faux d’affirmer que ce roman n’est qu’un bloc de noirceur absolue. Au contraire, plus la nuit est dense et totale, plus la lueur de quelques étoiles gagne en intensité. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la très belle couverture choisie pour ce roman. Du fond de la nuit, du fond de la plus sombre des fosses à purin, on peut toujours lever les yeux au ciel vers quelques lueurs. Victor lui-même, malgré la douleur qui est la sienne, gagne le droit, parfois, de souffler quelques instants grâce à une forme de communion avec la nature, loin de l’agitation des hommes qui s’entretuent :

« Il se sentait à sa place, là, sous ce ciel à présent tendu de lumière, seul pour de bon, et loin. Il aurait voulu rester à cet endroit et ne plus rien faire, ne plus bouger, attendre seulement que la chaleur coule sur lui pour le rincer de cette fraîcheur du petit matin qui collait à sa peau. Il s’aperçut que depuis son réveil il ne pensait à rien et qu’aucun souvenir ne lui venait, comme si son esprit avait été rendu vierge sous cette nuit d’étoiles qui l’avait tenu au chaud ».

Il y a donc quelques répits pour le lecteur et les personnages dans ce roman, même s’il faut bien constater qu’ils concernent plus Victor que Pierre Vilar. Le regard léger et lumineux d’une jeune fille, la découverte des plaisirs et des émois amoureux, l’écho de quelques rires sonores et pleins de vie, la contemplation d’un paysage qui semble redonner un peu de sens au chaos, font office d’étoiles dans la nuit noire de ces âmes déchiquetées. « Toutes ces choses avec lesquelles il était bon d’aller », comme le chante Bashung dans une chanson justement intitulée « Vénus ». Reste que le répit et le réconfort ne sont plus à chercher dans les liens du sang. C’est peut-être aussi le signe que les fils doivent trouver un peu de vie hors du foyer familial, auprès duquel, dans ce roman, on se réchauffe rarement sans finir par se brûler.

Mais le lecteur respire aussi souvent grâce à la beauté de l’écriture d’Hervé Le Corre, grâce à ces images ou à ces rythmes qui envoûtent même lorsqu’ils effraient. L’auteur démontre, à ceux qui en douteraient encore, qu’un roman noir ne peut pas se contenter de quelques ficelles et qu’il doit également reposer sur le style, sur cette attention extrême au langage sur laquelle se construit toute entreprise littéraire. C’est ce qui aide sans doute le lecteur à tenir, au cours de cette longue plongée dans « le gouffre originel de toutes les terreurs », pour reprendre ce très bel alexandrin présent dans les dernières pages du roman. C’est ce qui permet au lecteur de frissonner pour autre chose que le froid tout en goûtant aux charmes et aux plaisirs de la littérature.

Tags: , , , , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Suivez-moi sur Hellocoton
Retrouvez Fauteuses sur Hellocoton