#1-Mme Rien

22 novembre 2010
Par

Ça ne vous arrive jamais de vous dire que vous haïssez les gens ?

Dans le genre misanthrope, je m’impose. Ce n’est pas de ma faute, mes congénères m’affligent et me nuisent, et conspirent à me nuire comme aurait pu dire l’autre. Certains d’ailleurs encore plus que d’autres. On pourrait créer une discipline d’étude des techniques destinées à nuire, que je nommerais incidemment la casseburnologie. Entamons cette fabuleuse étude en prenant le contrepied de ce numéro spécial burlesque : exposons le spécimen dont l’effeuillage ne pourrait se passer que dans un film gore scénarisé par une équipe de sadiques sous psychotropes. Je veux, bien entendu, parler du spécimen Rien.

Monsieur Rien, on l’a tous croisé un jour de déveine absolue. Petite victime candide, vous vous dirigez innocemment sur votre lieu de travail, sans vous douter que vous allez vous retrouver face à votre pire cauchemar. Il est coriace, le spécimen Rien. Il débarque d’une façon un peu maladroite, presque naïve, vous le laissez approcher, mais une fois qu’il vous aura mis le grappin dessus, il va vous en faire baver un maximum.

Je l’ai rencontré, Monsieur Rien. Enfin, plutôt sa femme.

Il y a quelques années, j’ai eu la joie et le bonheur de travailler dans le monde merveilleux d’une chaîne de sport. Joie et bonheur qui n’ont fait que confirmer ce que je pressentais : tout misanthrope qui se respecte se doit de fuir le secteur de la vente. J’occupais alors le poste de « vendeur sportif » – je méritais bien cette dénomination sur mes fiches de paie, l’essentiel du travail consistant à courir toute la journée dans le magasin pour m’occuper de deux rayons simultanément, lesquels rayons avaient une disposition géographique diamétralement opposée, sinon cela aurait bien moins fait rire mon employeur (un autre spécimen digne d’étude, celui-là) – quand je rencontrai Mme Rien en personne.

Mme Rien s’avança vers moi un froid matin de début d’automne. Oui, ce fameux moment dans l’année où les jours diminuent aussi rapidement que votre moral chute, quand le temps est bien crade, avec un petit crachin qui vous trempe jusqu’aux os à travers vos vêtements sans qu’on sache vraiment comment, et où voir le moindre rayon de soleil tient de l’utopie surréaliste. J’étais déjà en train de renseigner un client, qui, lui, était fort sympathique par bien des côtés au demeurant. Mme Rien se plante alors entre mon client et moi (quand je dis « entre », j’entends qu’après avoir joué des coudes, elle s’était débrouillée pour que sa tête fasse barrage dans mon champ de vision) et me lance un « J’ai b’soin d’un renseign’ment ».

Y’en a qui sont forts pour vous laisser entendre des phrases entières dans un grommèlement incompréhensible.

Je la regarde un peu ahurie (la candeur de la vendeuse débutante sans doute, quand on pense encore que les gens ne peuvent pas se montrer aussi incorrects sans être sous l’emprise d’une quelconque substance illicite) et lui explique que je suis déjà en train de renseigner quelqu’un mais dès que nous avons fini monsieur et moi, « jem’occupedevoustoutdesuitemadame » (phrase de vente n°1). Elle marmonne un bruit inaudible, entre le « j’m'y attendais », « tous les mêmes ces vendeurs », et « pas croyable ici j’vais finir chez le concurrent direct ». Et oui. Y’en a qui sont forts pour vous laisser entendre des phrases entières dans un grommèlement incompréhensible. Mon client toujours aussi sympathique – qu’est-ce que j’allais le regretter celui-là – prend donc congé tout en m’adressant un « bon courage » avec un clin d’œil discret – ai-je mentionné qu’il était vraiment fort sympathique ce garçon ? Aïe. Je ne suis donc pas la seule à avoir compris que j’allais en baver. Et je me dirige d’un pas décidé vers ma cliente importune.

« Bonjourmadamevousaviezbesoind’unrenseignement? » (phrase de vente n°42). Elle plante son regard dans le mien et me dit : « Je pars faire un trekking. » C’est ici que je reconnais immédiatement un spécimen Rien. Jugez plutôt : elle est aussi grande que large, j’entends par là un mètre cube. Un regard de furet (tout petits yeux) idiot (inexpressif) et au-dessus de la tête, une sorte de toupet qui doit certainement être permanenté mais très gras ce qui aplatit un peu la chose. Rien à voir avec le profil du trekkeur de l’Himalaya. C’est du bluff, Madame part certainement faire une randonnée dans le Massif Central ou un autre exploit sportif de cet acabit.

La casseburnologie est une science.

Notons donc ici la formule de reconnaissance du spécimen Rien : Coup d’esbrouffe + impolitesse maladive (et bonjour dans tout ça ?) x regard vide / capacité à émettre des grognements inaudibles = la parfaite équation du profil Rien.

Après m’avoir expliqué qu’elle allait faire une randonnée (non ? Ça alors !) dans les Alpes (aïe… ça va être chaud les Alpes à côté du Massif Central), elle me dit qu’elle a trouvé LA veste qu’il lui faut pour y aller. Je suis bien évidemment contente pour elle, mais aussi pour moi qui ne vais pas avoir à la supporter jusque dans les cabines d’essayage.

MOI : Et en quoi puis-je vous être utile alors Madame ? (phrase de vente n°73)

ELLE : Je veux savoir combien elle pèse cette veste.

MOI : …………

Moment d’incompréhension totale. Non… Elle a osé. Qu’un trekkeur pro me demande le poids d’une veste pour prévoir son paquetage et donc le poids qu’il aura à porter sur les épaules pendant toute l’ascension d’un sommet alors que l’oxygène se raréfie, je comprends. C’est légitime. D’ailleurs pour faciliter les choses, le poids est souvent sur l’étiquette du produit Hi-Tech en textile micro-aéré doublure Teflon qu’il m’achète pour près de 1000€, faisant de moi une vendeuse qui ne se fera pas trop engueuler pour son chiffre d’affaire du mois. Mais pour une petite rando… D’un œil déjà hagard, je regarde le produit qu’elle me désigne : une vague veste de marque magasin, un basique même pas imperméable, au tissu aussi épais qu’un K-Way doublé… Je respire un grand coup et je regarde l’étiquette : pas de poids bien évidemment. Je ne vais pas appeler mon chef de rayon, ça le ferait trop marrer. Et là, bingo, l’idée géniale : mon collègue des tentes de randonnée a une balance, justement pour peser le matériel réuni dans un sac, au cas où le fameux trekkeur à la veste en Teflon à 1000€ achèterait aussi tout un tas de choses utiles et aussi chers côté équipement.

Un « merci » éventuellement ?

Je file au rayon avec Mme Rien sur les talons, je subtilise la balance, je me pèse dessus sans la veste puis avec la veste sur le bras (non sans un regard en coin de Mme Rien qui en profite pour regarder mon poids avec un petit sourire amusé… et oui, elle ne doit faire que 45 kilos de plus que moi et non pas 60, c’est déjà ça de gagné pour sa journée) et lui annonce triomphante : « Pile poil 1,5 kilos madame ! » Elle me regarde d’un air dubitatif, on recommence la pesée, j’ai envie de la baffer, elle re-regarde mon poids au passage, j’ai envie de la tarter, et elle précise, que moui, ça oscille entre 1,4 et 1,6 (et y’a quoi au milieu ???), j’ai envie de l’atomiser, et elle finit par dire que oui, 1 kilo 500 sur les épaules ça devrait aller. Je vous ai dit que je suis à deux doigts de sortir le napalm ? Et là voilà qui se dirige vers un autre rayon. Un « merci » éventuellement ? Mais tant pis, elle est partie, j’ai donné un renseignement exact, je suis contente de moi. Je range la balance avant de me faire atomiser à mon tour par le collègue et je repars guillerette dans mon rayon, enfin plutôt dans mes deux rayons entre lesquels je vais et viens au pas de course. Bon sang ce que j’aime mon job.

Le client est seulement roi alors que madame est impératrice (des connes ?)

Je m’en sors plutôt bien, me direz-vous, ce n’est pas une vraie Madame Rien, ça, penserez-vous. Tsss… Bande de naïfs. C’est ce que je croyais moi aussi. Mais à peine 3 jours plus tard, Madame Rien revient. Avec sa veste. Qui ne pèse pas 1 kilo et demi, mais bien plus lourd selon elle. Bien entendu je me fais incendier devant tout un tas de clients, rien de plus normal, le client est seulement roi alors que madame est impératrice (des connes ?). Je suis tentée de lui demander si elle s’est pesée avec la veste et a remarqué une différence sur la balance tout à fait normale et justifiée : ce n’est pas la veste qui change, c’est son poids… Mais comme mon chef de rayon attiré par les vociférations en profite pour jeter un œil, je me tais et je la laisse expliquer.

ELLE : J’ai repesé la veste chez moi et elle pèse bien plus que 1 kilo 500 !!! Vous voulez m’achever pendant ma randonnée, moi qui ai un cœur fragile BLABLABLA ! (la fameuse technique de la victimisation, je vais vraiment lui faire bouffer sa veste)

MOI : Vous l’avez pesée comment cette veste Madame ? Vous étiez là avec moi, j’ai fait un simple calcul mental pour vous donner le poids exact… (peut-être saisissez-vous immédiatement le sous-entendu… ainsi que mon chef de rayon : je cesse illico)

ELLE : Ben oui j’suis pas bête, j’ai fait la soustraction moi aussi et ça donne pas pareil ! (Mazette, elle est allée jusqu’au CM1)

MOI : Et vous arrivez à quel poids Madame ??? (Je m’attends à un banal 1,6 kilos, ce qui justifierait amplement que je la refile à mon chef de rayon avec de plates excuses pour qu’il la fiche dehors. Lui, il peut. Quand je dis que ce monde conspire à me nuire)

ELLE : 4 kilos !

MOI : ………(mes neurones sont en ébullition, je ne comprends pas, je repasse la scène dans ma tête, non je suis sûre de ne pas m’être trompée. Pas aussi lourdement) …………….. Vous l’avez pesée comment cette veste Madame ?

ELLE : Ben comme vous.

MOI (je patauge et j’essaye de comprendre, j’en bafouille presque) : Mais… dans les mêmes exactes conditions ?

ELLE : Ben oui, je venais de la laver parce qu’elle sentait le renfermé en plus, forcément avec toute cette chimie que vous mettez dedans et moi qui ai de l’asthme et le cœur fragile, et en la repesant elle pesait 4 kilos !

MOI : ………….(et là, TILT)………….. Madame, vous l’avez séchée avant de la peser ?

ELLE : ……………..

Alléluia ! Le choc a été trop grand. Placée face à sa propre bêtise, elle repart en maugréant avec sa veste sous le bras. Et oui, Madame Rien venait de découvrir grâce à moi qu’un vêtement pèse bien plus lourd mouillé que sec… Quand je disais qu’elle n’était même pas imperméable cette veste ! Après cette démonstration empirique, il ne vous reste plus désormais qu’à retenir l’équation de reconnaissance du spécimen Rien, à faire des exercices de respiration et à réviser votre Tai-chi d’ici le prochain numéro dans lequel j’étudierai le même spécimen dans un tout autre contexte testé pour vous au péril de mon karma. Avec ou sans veste, c’est ce qui s’appelle sacrément se mouiller.

One Response to #1-Mme Rien

  1. 11 décembre 2010 at 18 h 03 min

    Au moins tu as eu la satisfaction de la moucher celle-là!

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